SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Benjamin Fondane lecteur de la Bible N° 16

Hertza

Benjamin Fondane

Nos raffinés trouvent le patriotisme un peu vulgaire. Il est vrai que c'est le sentiment, qui, sans nul doute, a inspiré le plus de bêtises et le plus de laideurs, parce que c'est le sentiment le plus accessible aux imbéciles.
A. France         

Car les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
pour partir…
Ch. Baudelaire


Il fait chaud. A travers les vitres transparentes, le crépuscule a glissé un bouquet de fleurs d’un violet foncé. Tout est endormi, la pendule ronfle, une cigale stridule ; et moi je pense à Hertza[2].
            Je pense à Hertza. J’ai l’impression de revivre mes longues et paresseuses vacances, de ressentir l’air des forêts dans ma poitrine, de me revoir moi, comme je l’étais jadis, sur la route de Hertza.
            Une diligence usée et fraichement nettoyée nous attendait avec des rossinantes bien reposées. Nous partions vers midi pour arriver dans la bourgade à la tombée du soir ; parfois nous partions vers le soir et arrivions la nuit.
            Les chevaux remuaient de la queue, les voyageurs ingurgitaient de la viande, ignorants du régime recommandé par Michler[3], et moi j’étais gai, gai comme un pinson, car j’allais voir mes grands-parents.
            J’allais voir mes grands-parents. Mon cœur battait comme une cloche et mes yeux étaient perlés de larmes. Il me semble que je les vois tous les deux au seuil de leur maison, un balai à la main, essayant de chasser une chevrette espiègle qui tentait de broyer dans un baquet quelques feuilles de guimauve vert émeraude. Je les voyais sur leur seuil et j’étais saisi d’une gaîté inimaginable. Car c’est un grand plaisir de revoir ses grands- parents !...
            Les chevaux galopaient, dans la fraîcheur du crépuscule. Dans les clairières des sapins échevelaient leurs branches au-dessus des compartiments de la diligence et une odeur moite de foin fraîchement coupé pénétrait à l’intérieur.
            Les clochettes cliquetaient doucement au cou des rossinantes. Blotti dans la litière de paille couverte d’une étoffe, j’écoutais les paroles qui flottaient autour de moi, les discussions, les rires, les blagues et, les yeux largement ouverts, je regardais le charretier pousser des jurons du fond de sa gorge. Dans ces temps-là l’injure n’était pas le monopole exclusif du critique Lovinescu[4].

*

           
Des coccinelles rouges ponctuées de noir sautaient sur mes mains ; les coccinelles qui dans le langage populaire s’appellent aussi la bête à bon Dieu ou la vache de Dieu.
            J’ignore pourquoi la coccinelle est nommée la vache de Dieu ; ce nom appartient à une autre espèce de mammifères ; n’est-ce pas l’homme qui se prosternait et trayait les vaches devant Dieu ?
            La nuit tombait avec ses colonnes d’obscurité comme dans l’enceinte d’une cathédrale, et la grande forêt qui semblait pleine de suie, ou trempée dans l’encre, barbouillait le paysage autour de nous. Les hameaux minuscules devenaient encore plus petits, s’estompaient, disparaissaient de la route. Maintenant on n’entendait que les clochettes des chevaux et le sifflement intermittent du charretier.
                       
                        Un Juif qui voyageait lui aussi à Hertza m’a demandé si j’étais roumain. – Oui, je suis roumain, lui ai-je répondu en le regardant droit dans les yeux. – Oui, je suis roumain, j’aurais répondu de même aujourd’hui. Tant que Iorga[5] publiera ‘Neamul românesc’ (La nation roumaine), tant que ‘Drum drept’ (La Voie droite) s’infiltrera dans le forum des lettres roumaines[6], tant que Aderca[7] écrira des recensions pour ‘Noua revistă română’ (La Nouvelle Revue Roumaine)[8], tant que Honigman[9] sera en train d’améliorer l’idéal national. Oui, je suis roumain, j’aurais répondu de même aujourd’hui et je le resterai tant qu’il y aura des vitres aux fenêtres et que les Juifs auront des papillotes[10], que l’on voudrait dénationaliser les Juifs, que A. C. Cuza[11] sera considéré original, que ‘Viaţa românească’ (La Vie roumaine)[12] paraîtra tous les trois mois...
                        Tant que dans mes veines coule du sang latin. A chaque parade je crie Trăiască Regele (Vive le Roi)[13], et j’avale du loukoum avec de l’eau froide, et chaque fois qu’un orateur quelconque tient un discours, je chante Deșteptă-te, române (Éveille-toi, Roumain !) de Mureșanu[14], car je descends de Marcus Ulpius Traianus.
                        Je descends de Marcus Ulpius Traianus et de ses colonies.[15] Je suis courageux, vivace, sage et j’admire Smara[16].
                        J’admire Smara car c’est elle qui a parlé deux fois devant la reine ; elle seule a pu tenir 40 conférences à l’Athénée[17] en une semaine ; car, envoyée comme ambassadrice à la Colonne de Trajan[18], elle a parlé l’italien d’une telle manière que les Italiens ont décidé que le roumain n’a rien de commun avec leur langue ; et, enfin, parce qu’elle a publié un volume de vers que même Constanţa Hodoș[19] a couvert de louages.
                        Oui, je suis roumain tout comme Xenopol[20], Cerna[21], Brîncoveanu[22], Alexandri[23], ou Iuliu Baraș[24] ; oui, je suis roumain et je ne permets pas à un youpin de me demander ce que je suis.[25]
                        La nuit s’étendait, noire, et une lune maigre se levait comme une énorme bigarade jaune au-dessus de la crête des arbres gigantesques. Des ombres lourdes se chassaient l’une l’autre sur la surface luisante de la vitre et dans la diligence on discutait des Roumains.
            On parlait des Roumains et, comme par enchantement, s’érigeaient soudainement des palais avec des triclinia et des esclaves portant dans des lectica de gracieuses courtisanes, des Capitoles sauvés par les oies sacrées, des Colisées avec des combats de fauves, et d’innombrables Juifs convertis de force au christianisme, qui balayaient toute la beauté de l’art terrestre pour dresser un énorme bûcher afin d’expurger les péchés commis probablement par Jésus Christ, car ils n’avaient plus de péchés, vu que le Christ fut conçu et envoyé pour leur salut.
            Le Champ-de-Mars, Horace, Jupiter, Cloaca Maxima, Néron, panem et circenses, servitude, esclaves, grandeur, les Consuls, apparaissaient comme réincarnés du cerveau de Sinkiewicz.[26]
            Mon voisin, un homme aux favoris noirs portant un chapeau à larges bords, poussait des soupirs vers son voisin, qui nourrissait apparemment les mêmes velléités : Ah ! si j’étais consul. Moi, j’avais l’impression que, de chaque coin, une ombre s’apprêtait à surgir de la brousse nocturne, et je distinguais la promesse d’un spectacle de variétés au caractère douteux.
           L’argent ou la vie !
           Les chuchotements des sources gargouillaient parmi les rochers ; l’eau couleur d’améthyste clapotait dans le bourbier ; la diligence cahotait, les essieux crissaient et je ne savais pas si je rêvais ou si c’était la réalité.
            Autour de moi se rassemblaient les animaux de la forêt, les arbres libéraient les dryades enfermées dans leurs troncs comme dans des sarcophages, de chaque branche naissait une biche, et il y en avait tant que l’on croyait assister à la résurrection et au rassemblement de toutes les biches massacrées sur les domaines de la couronne.
            Elles venaient doucement vers moi, avec leur museau humide, leurs cornes bifurquées, fixées fermement comme un chapeau dans une  chevelure féminine et leurs voix racontaient les sacrifices des ministres et de Sa Majesté, qui, en grande pompe, leur rendaient visite chaque hiver.
            Ah ! disais-je[27], les fourrures sont chères et la mode l’exige ; pour autant, vous, les humains, sacrifiez l’esthétique pour une fois. Vous croyez que c’est nécessaire de manger esthétiquement, de courir esthétiquement,  de sourire esthétiquement. Il n’en est pas ainsi. Suivez notre exemple. Nous ne tuons ni les cerfs, ni les biches, ni les hommes, car nous sommes de la même espèce ; nous serions des anthropophages. Nous ne mangeons pas avec des serviettes, nous ne tenons pas le couteau dans la main droite et la fourchette dans la main gauche, bien qu’il soit plus commode de faire l’inverse. Nous n’écoutons pas les conférences à l’Athénée, nous ne déclamons pas avec le pathos de la Voiculeasca[28], et pourtant nous sommes bien élevées. Notre peau est rare et fine, sans utiliser la crème Flora ; nos cornes sont précieuses bien que nous ne les passions pas à la varlope, et, en ce qui concerne nos aptitudes, nous ne tuons que les animaux plus petits, et moins importants, car dans notre Décalogue il y a le commandement : « Ne tue pas ! »
            En vain j’essayais de les convaincre. Je leur disais que chez nous chaque homme naît chasseur ; que les uns pourchassent une dot, que les autres pillent le trésor, que même le citoyen paisible et affamé recherche la petite monnaie.
            Je leur disais que M.S. c’est M.S.[29], que chez nous celui qui est chasseur habile devient ministre, que l’on sait même en Europe que nos ministres, qui sont dans la diplomatie, sont d’admirables chasseurs tout en étant des brutes.
            Mais les biches ne voulaient pas m’écouter ; leurs cornes frémissaient ; soudainement chaque branche avala sa biche, les arbres enfermèrent dans leurs sarcophages de bois les gracieuses dryades, et moi je me réveillais à Hertza.

            Hertza est une petite bourgade de 3.000 habitants, comptant 4.000 tavernes, un maire, 20 kiosques, deux sergents de police, et d’innombrables voleurs.
            Hertza est en même temps une ville de culture : il y a une école primaire, une église et une bande d’antisémites. Ici est né aussi Ronetti-Roman[30].
            Ici est né aussi Ronetti-Roman et le grand Asachi[31]. Ce dernier, un grand patriote, l’autre, un Juif, auteur de mauvaises pièces de théâtre. La preuve : elles n’ont pas été jouées au Théâtre National… et chez nous le Théâtre National émet un jugement de valeur artistique. Il est vrai que même ce théâtre pratique la censure ; comme dans chaque pays, elle fonctionne aussi en période de paix et elle est anonyme. Chez nous la censure est entre les mains des étudiants – je partage d’ailleurs l’avis des étudiants quand ils objectent que Ronetti-Roman est incompris, car pour le comprendre, il faut, en plus de lunettes, connaître l’alphabet.
            Peu importe la structure ou la thèse de la pièce. Nous, les Roumains, nous aimons le théâtre sans thèse ni structure. C’est pourquoi nous admirons Nicolau, et Herz[32], et Eftimiu[33] et nous ne demandons rien de plus de la part de Ronetti-Roman. Qu’il garde sa thèse, ses structures et sa nationalité, mais qu’il ait pitié de nous qui n’avons pas tous étudié tant d’années comme M. Lovinescu pour connaître par cœur l’alphabet. Mais c’est ainsi : une hirondelle …
            Asachi est, par contre, un grand homme. J’ai vu sa figure dans les manuels scolaires et il m’a suffi de regarder le monument pyramidal et merveilleux au cimetière Eternitatea, pour en être convaincu.

            Quand elle entre dans la bourgade, la diligence ralentit le trot, et les chevaux inclinent leurs têtes, fatigués d’avoir traversé tant de routes. Partout les lumières s’allument. Tous les Juifs apparaissent au seuil de leurs maisons. Aux fenêtres, des femmes et des enfants chétifs sous le poids des mamelles succulentes. Des enfants chahutants courent après la diligence dans un vacarme indescriptible. Le gardien de nuit bredouille un ‘bon soir’ moribond, les voisins rassemblent leurs corps pour qu’il puisse compter le nombre des voyageurs, comme s’il voulait les baptiser, tout en les affublant des histoires inventées à leur sujet.
            Puis la voiture m’amenait à la petite maison où mes grands parents m’attendaient sur le seuil en chassant une chevrette qui essayait d’arracher une feuille de guimauve vert émeraude.

*
                                                                       Les acacias s’effeuillent…
                                                                       B. Delavrancea[34]
II

            Été. Les acacias ne s’effeuillent pas et les grues migratrices ne partent pas encore. Je suis sur les genoux de grand-père, qui me fait sautiller et danser, sa main caressant avec tendresse mes cheveux au sommet de la tête ; dehors les acacias ne laissent pas tomber une pluie de fleurs et nous ne sommes pas deux pour lui embrasser les joues et même maman n’est pas là pour le réprimander avec douceur pour sa bonté.
            Mon grand-père est de grande taille, d’allure jeune, et il a des yeux bleus, bleus comme la bonté et comme la pitié. Je ne sais si c’est parce qu’il me fait sautiller et danser ou peut-être parce qu’il a les yeux bleus.
            La petite chambre d’à côté, au plancher d’argile, est basse. Un miroir, des bibelots achetés aux foires, des poupées bon marché, souvent décapitées ou infirmes, deux tableaux achetés à Jassy, des tapis paysans tricolores, quelques cendriers et plusieurs pots rouges chargés de guimauves vertes, des fleurs séchées, des roses chétives.
            Sur la cheminée quelques carafes arrondies répandent leur arome, suggérant une masse de griottes pressurées. Une odeur fraîche de fruits conservés embaume doucement la chambre…
            Grand-père montait sur une chaise et, soulevé sur la pointe des pieds, il atteignait la gourde aux griottes conservées dans l’alcool.
            Je le suivais du regard avec un plaisir évident et je me pourléchais les lèvres par anticipation au festin qui s’annonçait.
            Ces griottes se préparent en province – dans certaines régions – et elles sont bonnes quand elles sont saupoudrées de sucre.
            Pourtant, les griottes peuvent aussi être préparées sans sucre, mais alors elles ne sont pas vraiment bonnes, comme en témoigne Alphonse Daudet dans Lettres de mon moulin.
            Je mangeais tant que je pouvais, puis je m’endormais. Au-dessus du lit du petit salon, un citronnier étendait son ombrelle protectrice. Le citronnier était vert, riche en feuilles mais, et en dépit de toute attente, il persistait dans sa stérilité, refusant de produire des fruits, comme les écrivains de chez nous, après avoir passé le vénérable âge de trente ans.
            Pendant les étés tropicaux – comme c’est le cas souvent chez nous – ce citronnier frémissait au sommet sous le souffle du simoun, remuant les sables rouges en évoquant le climat africain.
            Une délicieuse odeur d’oranges remplissait l’atmosphère. Les palmiers dressaient vers le ciel leurs corbeilles d’osier vert et ton esprit s’envolait vers les déserts de la Thébaïde.
            Ton esprit te portait à travers les déserts de la Thébaïde. Tu voyais des aïeux pieux, en soutane, aux voix rauques qui, pour chasser le cafard, parlaient aux pierres, des pierres qui s’animaient à leur vue.
            Ceux qui avaient péché dans leur vie, mangeant abondamment, admirant les arts et aimant les femmes, faisaient leur pénitence, en se flagellant jusqu’au sang, en appuyant leurs têtes sur de grosses pierres, se réjouissant chaque fois qu’une pierre écorchait jusqu’au sang leurs pieds nus.
            Les autres se promenaient, sereins, et repoussaient les appels des démons ainsi que l’ombre des satyres nus qui pourchassaient des nymphes blanches et cajoleuses à la fontaine.
            Les citronniers s’élançaient fièrement vers le ciel et leurs fruits se balançaient sur les branches, au-dessus de ma tête.
            Quand je me réveillais, grand-père était déjà parti, et avec grand-mère je m’entendais plus difficilement. Pourtant je l’aimais quand elle dépouillait un pot de confiture de son couvercle en papier entouré d’une ficelle et remplissait une petite cuillère d’une confiture aromatique.

*
             
            Ma promenade en ville se limitait à la rue principale, Ion C. Brătianu[35]. Chez nous toutes les rues principales sont nommées Ion C. Brătianu. C’est ainsi que nous gratifions les grands hommes !
            On s’arrêtait tour à tour chez des parents à nous. Je recevais une poignée de raisins secs chez l’un, une monnaie en argent chez l’autre - que je garde encore aujourd’hui - un berlingot chez un troisième.
            J’aimais surtout me promener devant une fenêtre où souriait, parmi d'épaisses gerbes de fleurs, un visage de fille, au sourire fin sur la bouche.
            Hertza gardait pour moi un charme fort explicable. Tout aurait été parfait si je n’avais eu, malheureusement déjà depuis ces temps-là, l’étoffe d’un bon Roumain et d’un véritable latin.
            Dans la rue je ne voyais que des Juifs aux nez crochus, aux mains cupides, avec des caftans et des papillotes. Je n’affirme pas que les caftans étaient crasseux et que les papillotes étaient longues comme trois pommes, tout au contraire, ils me semblaient assez propres, mais j’avais lu leurs descriptions dans le journal de Cuza et dans les discours de Filipescu[36] sur Take Ionescu[37] et depuis je voyais aussi ce que je ne voyais pas.
            Chaque fois que je les rencontrais – et je les rencontrais souvent, car à cette époque toute la population de Hertza était juive – ils ruinaient tout mon bonheur si difficilement acquis. Je ne pouvais les sentir par principe : ils ne se lavaient qu’une fois par jour, ils faisaient la charité pour s’en vanter et s’engraissaient sur le dos du paysan à qui ils vendaient à 10 sous la crème « Chevalier », en négociant des heures avec le pauvre homme pour lui vendre un bonnet de fourrure.
            J’apprenais aussi qu’ils sont analphabètes et qu’ils ne connaissent que les livres saints et leur littérature hébraïque ; ils soutenaient qu’au ciel on parlait l’hébreu (voir A. France, La Révolte des anges), ce qui ne me convenait point car, ne maîtrisant pas cette langue, on m’ôtait ainsi toute chance d’arrivisme céleste.
            En somme je ne pouvais pas les sentir parce qu’ils portaient des caftans, des bas rouges, parce qu’ils avaient des pensées funestes, des nez crochus, des magasins avec des raisins secs, des marmots criards et parce qu’ils se prosternaient devant le Qahal[38] au lieu de le faire devant notre illustre et généreux roi Carol I.
            Aujourd’hui je ne peux pas les supporter et je soutiens qu’il suffit de regarder Moïse, le Christ, David, Salomon, Spinoza, Heine, Halevy, Lombroso et surtout la fiction imaginative du monothéisme, pour être un peuple élu.
            Il est évident que je n’admets pas leurs opinions et je vais censurer cette liste paradoxale – Heine, Lombroso, Halevy, parmi d’autres, sont des farceurs. Quel moyen indigne de se mettre en valeur en obligeant les autres de pleurer à la lecture de son œuvre, cela éveille des idées criminelles. En ce qui concerne Moïse, le Christ, David, Salomon et d’autres, ils appartiennent à la Bible, et ne peuvent pas être des youpins ; par conséquent ils deviennent des chrétiens. Et c’est logique, autrement Michel Ange aurait-il sculpté Moïse ? aurait-on chanté les Psaumes de David ? – si ceux-là avaient été des youpins aux caftans et aux papillotes ?
            Comme on peut le voir, j’avais de bonnes raisons de les haïr.
*

            Mais il y avait aussi à Hertza une corvée que je ne pouvais pas éviter.
Deux fois par semaine, mon grand-père mettait dans la poche de sa veste un fichu rouge et m’emmenait dès le matin au marché.
            A cette époque le marché s’étirait le long de la rue principale, Ion C. Brătianu.
Sur les deux trottoirs parallèles, d’innombrables femmes venues des villages étalaient des fichus sur lesquels gisaient, dans leur état premier, des pommes, des prunes, des pastèques juteuses, des melons verts, des pommes de terre et des mûres.
Les boutiques ouvraient leurs devantures, leurs portes de bois ornées de petits miroirs, de poupées nues, de petits canifs, de broches, de choses colorées, de boutons, de tissus, d’objets de galanterie.
Des femmes tenaient enfermés dans des sacs des petits cochons qui couinaient terriblement ; du monde se poussait pour entrer chez le boucher ; à chaque pas un mendiant muni d’un harmonica bruyant demandait l’aumône au nom de la Sainte Vierge.
C’était si beau que l’on pouvait s’imaginer le pays de Schlaraffenland [39], dont parlent avec tant de ferveur les poètes allemands.
Je suivais grand-père, honteux de la corvée qui m’incombait, craignant de rencontrer une connaissance qui aurait pu se gausser de moi, en me voyant dans un état si pitoyable.
Je remplissais le fichu rouge de melons, de pommes et surtout de pommes de terre, en blasphémant dans mes pensées Walter Raleigh et Franz Drake, qui avaient planté pour la première fois en Europe ce fruit succulent qui nous venait de l’Amérique méridionale.
Nous rentrions ensuite à la maison, avec les directives de grand-père m’enjoignant de ne rien perdre. Il est superflu de mentionner que la moitié du contenu du fichu tombait sur la route et que grand-père, qui me suivait d’une semelle, le ramassait dans un autre fichu, tout aussi rouge.
Grand-père ne se fâchait jamais contre moi. Si je lui faisais des facéties, il me regardait longuement, avec douceur, de ses yeux bleus.

*

            Grand-mère était plus sévère, plus énergique, plus calme.
            Je me rappelle encore la galantine aux raisins secs, que je déteste jusqu’aujourd’hui, tout comme je déteste les préfaces de M. Dragomirescu[40].
            Grand-mère préparait aussi des gimblettes, de petites gimblettes, des galettes et d’autres sucreries qui me semblaient alors merveilleuses.
            Grand-mère était de taille moyenne, potelée, paisible, au regard tantôt âpre, tantôt doux, aux cheveux coupés et frisés ; elle portait une blouse, vêtue comme une citadine, avec beaucoup de goût. Les citadines ont toujours du goût, même quand elles sont mal habillées.
            Elle s’affairait toute la journée, préparait des plats, mettait de l’ordre dans des bahuts rongés par le temps, ou raccommodait l’ourlet de dentelle blanche d’une robe.
            Elle cousait lentement et elle m’endormait avec des paroles douces, efficaces comme les ballades de Schiller, comme je l’apprendrai plus tard.
            Je me les rappelle parfaitement tous deux. Grand-père, avec sa barbe blanche et ses yeux bleus et doux, et grand-mère avec sa coiffure moderne, son gilet serré sur sa poitrine, potelée et sévère – pareils à leur deux portraits accrochés l’un à côté de l’autre, en face de mon lit.
            Lui repose au cimetière de Hertza, sous une pierre tombale froide, alors que son sourire ne l’était pas. Elle flâne dans le cimetière de Jassy, la ville où elle était née. Sa mort, qu’elle attendait chaque jour, survint deux années après celle de grand-père. Deux années après que, leurs biens ayant été dispersés, elle arriva à Jassy avec quelques objets, quelques vieilles pièces d’argenterie fine que nous conservons jusqu’aujourd’hui.

            Ils sont morts tous les deux, et maintenant ils reposent sous la pierre, dans leur sommeil éternel. Une tige de guimauve sauvage aux feuilles vert émeraude pousse à l’ombre du sépulcre.
            Je me revois sur les genoux de mon grand-père, qui me fait sautiller sous son regard bleu, bleu comme la bonté.
            Les acacias ne s’effeuillent pas et maman n’est pas là pour le réprimander avec douceur pour sa bonté, et les yeux de grand-père semblent dire : « Laissez les enfants venir à moi ».
            « Laissez les enfants venir à moi » disent les yeux de mon grand-père. Et ses yeux sont bleus et pleins de bonté, sans pasticher personne, car à cette époque, Barbu Ştefănescu n’était à peine que l’auteur d’un manuel pour les classes primaires qui signait Barbu Ştefănescu et non pas Barbu Ştefănescu Delavrancea.
                                                                                                      Traduction : Carmen Oszi

 


[1] Ce texte inédit, datant probablement de 1915, a été établi à partir des manuscrits conservés à la Bibliothèque Jacques Doucet et à la Bibliothèque Beinecke de Yale. 

[2] Bourgade d’où était originaire la famille paternelle, et où Fondane passait ses vacances durant son enfance.

[3] Il s’agit de Wilhelm Michler (1846–1889), chimiste allemand.

[4] Eugen Lovinescu (1881-1943), critique et historien.

[5] Nicolae Iorga (1871-1940), historien et écrivain ; homme politique nationaliste.

[6] Nicolae Iorga regroupa ses adeptes dans La Voie droite, journal militant contre « la littérature dégénérée » et « les créateurs tributaires des cultures étrangères ».

[7] Felix Aderca (né Froim-Zelig Aderca) (1881-1962), poète symboliste et prosateur, lié à Fondane.

[8] Fondée à Jassy en 1900 par C. Rădulescu-Motru, Noua revistă română (La Nouvelle Revue Roumaine) est un hebdomadaire au caractère polémique.

[9] Albert Honigmann (1869-1942), journaliste juif, qui collabora à Evenimentul, journal de tendance socialiste auquel collaborait aussi l’oncle de Fondane, A.Steuerman-Rodion,

[10] Les papillotes, en hébreu peyot, sont les mèches de cheveux caractérisant les Juifs orthodoxes.

[11] A.C. Cuza (1857-1947), professeur de droit et d’économie à la Faculté de Droit de Jassy, considéré comme le penseur antisémite roumain par excellence.

[12] Viaţa românească (La Vie roumaine), revue nationaliste publiée à Jassy (1906-1916), puis à Bucarest (1920-1940).

[13] Trăiască Regele (Vive le Roi !) - L’hymne national des Principautés unies de Valachie et de Moldavie, puis du Royaume de Roumanie, entre 1866 et 1947.

[14] Deșteptă-te, române (Éveille-toi, Roumain !) hymne roumain, écrit par Andrei Mureșanu lors de la Révolution de 1848. 

[15] Allusion au mythe identitaire des Roumains peuple d’origine latine, issu de la rencontre des Daces, avec l’Empire romain dans son extension vers l’Est.

[16] Pseudonyme de Smaranda Gheorghiu (1857-1944), publiciste, militante dans le mouvement féministe de l’époque.

[17] L'Athénée roumain, bâtiment dédié aux arts et à la culture à Bucarest.

[18] La Colonne de Trajan est un des symboles du mythe fondateur du peuple roumain.

[19] Constanţa Hodoş (1861-1934), fondatrice de la Revista noastră, qui présentait la collaboration des femmes intellectuelles « au patrimoine national culturel roumain ».

[20] A.D. Xenopol (1847-1920), historien et économiste.

[21] Panait Cerna, né Stanciof (1881-1913). D’origine bulgare, poète mineur, épigone de Mihai Eminescu.

[22] Constantin Brâncoveanu (1654-1714), prince de Valachie (de 1688 à 1714), qui lutta pour préserver une certaine indépendance de la Valachie.

[23] Vasile Alecsandri (1821-1890). Poète et diplomate né en Moldavie. L’un des principaux animateurs du mouvement culturel en faveur d’une identité nationale et d’une réunion de la Valachie et de la Moldavie.

[24] Iuliu Baraş (1815-1863), médecin juif né en Galicie qui devint un ardent patriote roumain.

[25] Fondane énumère avec ironie des noms associés à la propagation des idéaux nationaux roumains, ayant des origines ethniques variées : roumaine, grecque, bulgare, juive.

[26] Henryk Sienkiewicz, (1846-1916), écrivain polonais, auteur de Quo vadis ?, roman historique qui dépeint les persécutions subies par les chrétiens au Ier siècle.

[27] Ce lapsus est significatif : le je narrateur s’identifie au nous des biches.

[28] L’épouse de Vasile Voiculescu (1884-1963), dont la poésie s’inscrit dans le traditionalisme aux accents religieux.

[29] Allusion au Roi de Roumanie : M.S. sont les initiales de Măria Sa (Sa Majesté).

[30] M. Ronetti-Roman (1853-1908), né Aron Blumenfeld, poète et écrivain ; auteur de Manasse, drame en quatre actes sur l’amour impossible entre un Roumain et une Juive.

[31] Gheorghe Asachi, (1788-1869), poète et romancier, originaire de Hertza ; en 1829 il publia le premier journal en langue roumaine de Moldavie, Albina Românească (L’Abeille roumaine).

[32] A. de Hertz, dramaturge roumain, auteur de la pièce Păianjenul (L’Araignée).

[33] Victor Eftimiu (1889-1972), poète et dramaturge ; Fondane fait probablement allusion à sa pièce Cocoşul negru (Le Coq noir,1913).

[34] Barbu Ştefănescu Delavrancea (1858–1918), poète, représentant l’éveil national de la littérature roumaine. La phrase en exergue constitue le début de sa nouvelle Bunicul (Grand-père), et le début du texte de Fondane y fait allusion.

[35] Ion C. Brătianu (1821-1891) fut l'un des importants hommes d’état en Roumanie au XIXe siècle.

[36] Nicolae Filipescu (1862-1916), politicien conservateur.

[37]Take Ionescu, de son vrai nom Demetriu Ionescu, (1858-1922), journalisteécrivain et homme politique représentant la classe moyenne roumaine.

[38] Qahal (en hébreu Cahal) est employé ici dans le sens de rassemblement religieux. 

[39] Lieu imaginaire des contes allemands, dont le sens est identique à celui du Pays de Cocagne.  

[40] Mihail Dragomirescu (1868-1942) théoricien et critique littéraire qui a combattu les courants modernistes en littérature.