Relectures du Mal des Fantômes - Fondane lecteur N° 19
L’Internationale des intellectuels
B. Fundoianu , traduit par Carmen OsziRécemment, le chauvin d'origine latine Charles Maurras affirma que le nouvel ordre établi en l'Europe, après cette immense bataille, ne doit plus accorder à cette classe isolée que constituent les écrivains la liberté d'exprimer les prises de positions inspirées par leur tempérament. En bref, il demandait à l'écrivain non seulement une activité sociale mise au service intrinsèque de sa plume, mais une activité sociale bien déterminée : le nationalisme monarchique.
Maurras estimait probablement que le temps des sceptiques est dépassé. Et une fois les sceptiques éliminés, ceux qui restent vont se rassembler en deux camps : amis et ennemis. Ou mieux, civilisés et barbares. Ou, encore mieux : français et boches.
Dans les rangs des ennemis (les barbares ou les boches), vont entrer également les bolcheviks (qui se situent en dehors de la notion de patrie), et les Allemands (qui se trouvent en dehors de la notion de lutte de classes).
Maurras trouve que les temps où la France pouvait se permettre de réfléchir dans l'esprit de Stendhal, de Sainte-Beuve ou de Renan, sont révolus depuis longtemps.
Et il aurait voulu mener son combat encore plus loin, au nom d'une civilisation qui n'aurait plus existé. Car la civilisation de la France ne repose pas sur une notion géographique : la France, mais sur une notion intellectuelle : le génie de la France. C'est-à-dire, sur des écrits spéculatifs, sur Stendhal, Sainte-Beuve, Renan.
Nous voilà maintenant dans le camp opposé, celui de l'activité sociale. On connaît le manifeste de Romain Rolland, de Barbusse et de Duhamel, qui ont convoqué le congrès des intellectuels l'année dernière, à Berne. Mais là encore : non pas celui de tous les intellectuels – seulement de ceux qui considèrent la guerre comme une faillite et l'amitié entre les peuples une réalité sentimentale. En somme, ceux qui vont s'associer à une autre notion géographique : l'internationalisme. Le manifeste ne propose pas un programme plus vaste. Et ce sont précisément ses retombées qui vont démontrer que son caractère est identique à celui de Maurras. Lui non plus n'a pas besoin de penseurs purs, en dehors de desseins politiques, en dehors du pâturage social.
Lui non plus n'a pas besoin de penseurs sceptiques spéculatifs, de Stendhal, de Sainte-Beuve, de Renan.
Maurras n'a pas réussi à imposer son idée par un décret-loi, tandis que le congrès des intellectuels, convoqué l'année dernière à Berne, n'a pas eu lieu (le fait qu'il se tient maintenant à Vienne lui confère une signification plus importante).
Les deux prises de positions aboutissent en fait à établir clairement que dorénavant l'obligation de l'écrivain sera de participer à la vie de la fourmilière. N'importe laquelle : indistinctement. Il sera patriote ou bien bolchevik. Il sera, dans chacun des cas, l'ami des uns, l'ennemi des autres. Une seule position lui est interdite (car, dans leur subconscient, les deux manifestes poursuivent en fait la même proie) : celle du sceptique.
Le pragmatisme, c'est-à-dire la déformation volontaire de la vérité conformément à l'utile, sera le grand vainqueur. L'idée pure sera rejetée parmi les choses inutiles. Cela pourrait éventuellement être bénéfique. Il faudra de nouveau croire au libre-arbitre, à l'égalité et à la fraternité des hommes, à la vérité et à la liberté – ou selon Jules de Gaultier : l'idole-vérité et l'idole-liberté.
Nous régresserons mentalement et nous nous enfoncerons dans la boue du Moyen Âge. Le long pressentiment de la Renaissance. Nous attendrons à nouveau avec impatience la méthode de Descartes, l'épicurisme de Gassendi, le rire de Rabelais, le sourire d'Erasme, la grimace de Voltaire.
Et puisque des sceptiques vont, malgré tout, continuer de naître – car leur naissance échappe à la volonté des manifestes – ils découvriront sous chaque prise de position considérée comme objective le facteur économique, le facteur biologique, ou celui, plus complexe, car plus difficile à discerner : le facteur idée-force. Car l'activité sociale provient exclusivement de l'idée-force, quelle soit nommée : patrie, honneur, bravoure, civilisation, ou bien internationalisme, égalité, fraternité, justice. Et ils découvriront sous tout cela, l'unique moteur : l'illusion de notre liberté.
Et puisque que des sceptiques vont surgir de toute façon, ils auront la capacité de contempler. Ce sont eux les spectateurs. Eux les historiens. Il fallait Saint-Simon pour qu'existent les mœurs à la cour de Louis. Il fallait Suétone pour octroyer l'existence aux douze césars. Nous les attendons. Nous attendons leur ironie. Eventuellement leur sourire.
Nous attendons d'eux une analyse psychologique des combattants d'aujourd'hui et une prise de position, car l'attitude normale de tout groupe humain ayant l'instinct de conservation est : la ruée vers le sceptique.
Rampa, 22 juillet 1921, p. 3