Parole biblique et pensée existentielle N° 17
Lettre sur le tragique
NimrodIl va de soi que son tragique n’est pas celui des Grecs. Fondane est trop moderne. J’employais le terme pour souligner une provenance. Intituler un livre Ulysse est une démarche lourde de conséquences. Les filiations poétiques sont rarement celles que soulignent les thèmes. C’est dans la résonance, la réverbération des syllabes, le contour du rythme que l’on mesure la force des implications. Le vers de Fondane délivre un son tragique. C’est tout ce que je voulais dire.
Dans le poème que tu m’as envoyé, il y a deux strophes renversantes. Je m’empresse de les reproduire :
Lorsque furent achevées les épreuves,
quand le temps de ma blessure fut tiré comme un couteau,
j’avais soif. La soif première qui sommeille dans les os,
Soif vorace ! De ténèbres et de nuit j’avais si faim,
que je souhaitais, ô Père de te voir créer la Fin,
que je désirais que meurent foies, paupières et que s’écoule
toute Joie qui de la Faute avait éprouvé le moule
et qui dort – et de ce somme fait la source de son Bien...
Au créé, rongé d’angoisse – je te préférais RIEN !
Mais ton œil ne me voit guère, ton oreille ne m’écoute !
Que de milliers d’années te faut-il et quelles routes
que de siècles et d’espaces morts d’avance à ta lumière
doit-elle courir pour te joindre ma prière,
pour qu’elle te sollicite et obtienne que tu dises
la parole qui délie – parole de franchise [1]
Le tragique qui sonne dans ces vers n’est pas grec. Il est biblique. Sans provocation aucune, je dirais même qu’il est chrétien. Fondane parle ici comme le Christ dans la « Prière sacerdotale ». Peut-être trouveras-tu dans la Thora et le Talmud des textes qui y répondent. Moi j’ai entendu le Christ dans sa passion – un Christ à la limite du blasphème, comme certains accents du psalmiste dans les Psaumes de degrés. Le poète est ravagé par l’état du monde – particulièrement celui des Juifs. Il recherche une issue, il appelle sans ambages la « Fin » du monde. C’est proprement inouï, proprement injuste et, pourtant, sa prière est la parole la seule qui convienne en la circonstance.
Elle a la gravité des mots qui donnent le sentiment de n’avoir jamais été assemblés de la sorte. Ce sont pourtant des alexandrins. Ils procurent un son inédit. Même leur capacité d’ouvraison si prévisible se charge d’imprévus, car la rime s’est fait oublier, qui est si présente et si prégnante. Tout le poème tend vers son essence (expressément souligné par le titre) ; il est cette « parole de franchise » que le poète appelle de ses vœux.
*
Nimrod m’autorise à publier cette lettre du 9 février 2009, écrite à la suite de nos discussions sur le tragique, même si, comme il le précise, les réponses ne peuvent être que celles d’un échange privé et forcément lacunaire. Il ajoute qu’en relisant cette lettre, dont il avait oublié l’existence, il perçoit sa pertinence pour sa propre poésie. Il affirme : « Fondane m’aide à cerner le tragique pour ma propre poésie. J’ai la sensation d’être mieux armé pour l’écrire et l’explorer. »
Monique Jutrin
[1] Il s’agit des deux dernières strophes de « Prière d’une essence », reproduit dans Poèmes retrouvés, Parole et Silence, 2013, p.76.