SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Relecture du Faux Traité d'esthétique N° 10

Pour un réenchantement du monde et de la poésie

Mircea Martin

« Oh !laissons à l’art ses ténèbres, sa confusion, son opacité discursive ! »

Benjamin Fondane dispose d’une grande capacité de s’affirmer par le biais de la contradiction. Chez lui, le pour ne va pas sans un contre qui le précède. Il n’est, bien sûr, pas le seul à prouver ainsi sa vocation polémique. Mais, à la différence de pas mal d’autres auteurs, son besoin d’adversaire ne le pousse pas jusqu’à s’en inventer. Tout au contraire, il les trie sur le volet pour pouvoir les utiliser comme échafaudage de sa construction, de ses propos affirmatifs. Car cette partie affirmative existe bel et bien dans son œuvre et, sans se laisser seulement supposer à l’intérieur de ses négations, sans rester uniquement implicite, elle est aussi explicite.      

Il y a, chez Fondane, au moins deux manières de polémiquer, à savoir la polémique à distance, accompagnée de l’ironie de mise, (comme dans le cas Valéry) et la polémique de proximité, qui suppose qu’on se rapproche de son adversaire jusqu’à lui emprunter des arguments pour les diriger ensuite – et combien astucieusement – contre lui. Ce qu’il reproche, par exemple, aux surréalistes, c’est de ne pas être cohérents avec leur programme, de ne pas le mener jusqu’au bout. Il faut avoir un certain sens du paradoxe et, en même temps, de la nuance pour pouvoir accuser les surréalistes de … rationalisme dans la mesure où non seulement « l’automatisme psychique », mais aussi et surtout l’appel au rêve et à l’inconscient veulent abolir toute trace de rationalité. Cela n’empêche aucunement Fondane de trouver le point faible dans le noyau dur même de la doctrine surréaliste et de parler d’une « déraison contrôlée par la raison » ou, (en visant André Breton), d’un « cartésien du miracle  ».[1]

            Le mode de penser de Fondane est fort, il ne ménage point ses adversaires,  n’hésitant pas à tirer des conclusions nettes sur leur compte, en dépit de sa conviction épistémologique générale selon laquelle "on ne saurait conclure" en ce monde. Sans être concessives, ses remarques sont cependant nuancées en vertu de son respect pour les opinions contraires d’autrui dont il sait même tirer profit. Ses nuances sont d’ailleurs  assez ironiques ; viennent parfois s’y ajouter les connotations ironiques des guillemets, ce qui donne une complexité inextricable à son texte et le rend difficile à suivre. Une pensée forte et flexible à la fois, qui poursuit ses méandres sans dévoyer, sans manquer sa cible, sans lâcher, pour ainsi dire, sa proie. Chaque page, voire chaque phrase, sont imprégnées de ce que j’appellerais un magnétisme polémique. C'est pourquoi son texte n’arrête pas de produire son propre contexte qui nous entraîne d’une étape à l’autre d’un parcours somme toute logique – n’en déplaise à l’auteur – et qui parfois nous emporte  jusqu’à nous faire oublier le macrocontexte du débat. Ce que je voudrais dire par là c’est que, habitués, comme nous le sommes, aux thèmes et au style fondanien et séduits par sa démarche, nous risquons de perdre de vue la différence radicale de son approche de la littérature.  Si la démarche de Fondane dans son exégèse consacrée à Rimbaud ne relève pas de la critique littéraire, sa manière d’aborder le domaine de l’esthétique n’est pas non plus celle d’un esthéticien. Tout au long de son Baudelaire et l’expérience du gouffre Fondane ne fera qu’éviter, voire refuser – parfois même contre les vœux  de son auteur – toute interprétation esthétique de la poésie.

La polémique entamée dans les pages de son Faux Traité d’esthétique a aussi des objectifs impersonnels, institutionnels. On y vise non seulement tel ou tel esthéticien, mais l’esthétique elle-même en tant que discipline philosophique, en tant que philosophie de l’art avec ses problèmes « calmes », c’est-à-dire abstraits et atemporels, avec sa démarche conceptualisante et appauvrissante du point de vue artistique, avec sa volonté d’autonomie, interprétée comme le symptôme d’une « crise de réalité  » indéniable. D’ailleurs, toutes les occurrences du terme esthétique sont négatives dans le livre de Fondane. Bref, l’auteur s’attaque à  toute approche spéculative, logique, rationnelle de l’art et de la poésie. Le titre même - Faux Traité – trahit une modestie ironique et polémique, censée mettre en évidence son divorce d’avec tous ses prédécesseurs – depuis Platon  jusqu’à Hegel et Valéry ou depuis les romantiques allemands jusqu’aux surréalistes – ainsi qu’à imposer sa propre conception comme étant digne d’un véritable traité.

            Mais dans ce traité d’esthétique, le problème de la spécificité esthétique ne se pose même pas. Je ne parle pas de la discipline proprement dite, mais de ce qui fait la différence entre un poème et un manifeste poétique ou entre une confession d’artiste et un cri. Et ce n’est pas seulement l’autonomie de la discipline en question qu’il refuse ou ignore, mais aussi celle de l’art lui-même : « (…) la naissance du concept d’art fut un événement historique malheureux, un témoignage de décadence, le signe premier d’une rupture fondamentale, d’une aliénation  sensible de la réalité primitive ».[2] Ou encore : « Comme l’expérience, la morale  et l’intellect, la poésie s’est voulue autonome; elle s’est émancipée de la réalité affective, imaginative, corporelle, historique, elle a banni de son contenu le rire, le pleur, le mystère, la fable, elle a aboli jusqu’à l’objet… ».

            Il est bien vrai que l’évolution des arts laisse voir une tendance à l’autonomisation progressive, mais ce processus est loin de se confondre avec une émancipation par rapport aux réalités affectives ou imaginatives ; seulement la tâche des poètes n’était plus celle de représenter les émotions, mais de les susciter chez les autres. Benedetto Croce n’a pas manqué de souligner – et à juste titre - que Fondane « confond l’autonomie avec l’abstraction »[3]et que l’autonomie n’exclut pas l’affectivité. Benjamin Fondane semble ignorer cet événement important – la preuve, sa conviction de pouvoir opérer un passage direct entre « la réalité des primitifs », qu’il évoque avec admiration et nostalgie, et ce qu’il nomme « la non-réalité des modernes »[4]. Mais nous y reviendrons.

            Un des leitmotive de son faux traité est l’idée de l’insuffisance de la pensée dans l’acte poétique, ou, plus encore, de l’inadéquation de la pensée dans la poésie. Cette attitude est, à l’ordinaire, le propre des poètes sans culture qui s’en remettent à leur « spontanéité » fougueuse, à leur « inspiration » prétendument  exempte d’influences étrangères. En tant que poète, Fondane ne fait évidemment pas partie de cette catégorie, assez rare d’ailleurs au XX-ème siècle. Qui plus est, il s’avère être non seulement un exégète compétent en matière de poésie, mais aussi un philosophe, et un philosophe existentiel de surcroît et non de ceux qui se lancent dans les abstractions et les taxinomies.

            Comment se fait-il qu’un auteur dont la perspective sur l’art relève d’une expérience personnelle de l’acte poétique, – donc une perspective intérieure - méprise à ce point la fonction de la pensée dans l’art, dans la poésie ? S' il s’agit d’une pensée rationnelle et rationalisante, une extrapolation se produit dans sa manière de voir les choses de sorte que toute pensée intentionnelle et anticipatrice appliquée en poésie lui semble travailler « contre la poésie ». Plus encore, la conscience poétique elle-même est considérée comme contraire à la poésie. Ainsi refuse-t-il tout art « voulu, délibéré, prêché » pour lui substituer la vraie poésie qui, à l’en croire, se fait « malgré les intentions qui ont présidé à sa conception », les exemples invoqués étant le romantisme allemand, Rimbaud et les surréalistes : « …en prenant conscience du fait poétique et en s’offrant de le rendre pur, autonome, absolu, le poète travaillait contre la poésie. Heureusement, par contrecoup, excitée dans ses forces vives, bien qu’obscures, la poésie s’est, du même coup, mise à travailler contre le poète : rendement exceptionnel, inespéré, mais qu’il ne faut pas mettre à l’actif d’une pensée qui est la grande vaincue du conflit. La  'réussite' poétique prouve ici non pas que le romantisme, ou Rimbaud, ou le surréalisme ont eu raison – mais bien au contraire, qu’ils ont eu gravement tort – puisque la poésie issue d’eux giflait au visage tous les principes qu’ils avaient essayé de lui imposer arbitrairement. »[5]

            Mais que rejette Fondane au juste lorsqu’il clame son refus d’une pensée purificatrice, absolutisante, autonomisante ?  En fait il s’agit de la volonté du poète de nourrir le poème de sa pensée, de lui inculquer ses intentions, de poursuivre des buts esthétiques et non existentiels. Cette conscience et cette pensée apparaissent à Fondane comme des freins, des entraves sur la voie de la poésie profonde qui ne jaillit qu’au moment où elle arrive à se libérer de leur pression. A le lire, on pourrait cependant supposer, voire espérer que cette lucidité – puisque c’est bien de lucidité qu’il parle - joue quand même un rôle positif, fécond, étant donné  qu’elle entraîne par réaction le jaillissement d’une très précieuse « matière première ». Eh bien non, Fondane ne reconnaît pas cette action positive indirecte parce que, nous dit-il, cet effort, cette tension risquent de mener à « l’épuisement à brève échéance des fonctions existentielles de la poésie ».[6]

            D’autre part, il considère que « la poésie peut penser bien des choses qui ont été refusées à la philosophie ».[7] Et c’est bien ce qu’il cherche à identifier chez ses poètes à lui, en le faisant une fois de plus de façon surprenante, sinon déconcertante. Les poèmes, il les lit comme on lit n’importe quel texte, sans tenir compte de leur spécificité esthétique. Il s’y intéresse comme à des œuvres de pensée au sens le plus large, sans prendre en considération le jeu second de l’image, de la métaphore, de l’imagination, de la fiction, autrement dit ce qui fait la distance intérieure, esthétique. Il est étonnant de voir  Fondane, si attaché à l’univocité  du mot, incapable d’envisager la poésie en termes de rhétorique suggestive, de crainte qu’il ne manque ainsi la poésie en tant qu’expérience. Il est évident que, selon lui, il n’y a pas d’expérience formelle chez les poètes.  Au risque de paraître excessif – mais ce penchant n’est-il pas fondanien par excellence ? – je dirais qu’il les lit presque… littéralement, le mot devant être pris en l’occurrence en un sens bien propre à l’auteur.

            Une contradiction se creuse ainsi entre sa conception de la poésie – qui rejette toute intrusion de la pensée dans le poème – et sa propre lecture des poèmes, lecture "transitive" selon laquelle il n’y aurait pas d’opacité dans un texte littéraire ou une réalité verbale dont le sens de ce texte puisse dépendre. Bien qu’il admette que « les ténèbres, la confusion, l’opacité discursive »[8] soient constitutives de l’art et de la poésie, son commentaire appliqué aux textes  ne fait que mettre en évidence le noyau rationnel du poème. Comme nous l’avons déjà constaté, Fondane se prononce contre une Esthétique incapable de saisir  le mystère de la poésie ainsi que la singularité du poète. Mais la lecture sémantico-transitive qu’il propose ne court-elle  pas le même risque ? Alors qu’il rejette l’Esthétique à cause de sa démarche conceptualisante, qui mènerait, à l’en croire, à une « crise de réalité », sa propre façon d’interpréter les poèmes est elle-même conceptualisante.

            Qui plus est, Fondane plaide en faveur d’un retour de la poésie aux mythes, à une vision primitive du monde, autrement dit, à tout ce que la pensée philosophique et scientifique a banni depuis Galilée. Il ne faut pas oublier que tout cela se passait à une époque où le modernisme poétique battait son plein, où Valéry faisait, à sa manière froide et nette, la distinction entre poésie et  pensée abstraite. Fondane utilise les œuvres des grands poètes de la modernité contre la modernité elle-même dont l’une des principales caractéristiques – assumée d’abord par les poètes eux-mêmes et  reconnue ensuite comme telle par les critiques du temps – était la lucidité, voire l’hyperlucidité.

            La conception qui se dégage de ses réflexions sur la poésie n’appartient pas à un marginal – comme il se voudrait- mais à un ex-centrique qui, à mon avis, est un marginal actif, voire offensif. Fondane est plus que cela : la parution de son Faux Traité fait de lui un auteur singulier, qui ne ressemble à nul autre, Chestov mis à part. Son œuvre théorique m’apparaît  à la fois comme une fin et un bilan de l’antipositivisme qui commence vers la fin du XIXe siècle avec les œuvres de Dilthey, de Bergson et de Croce. En radicalisant les positions des philosophes de cette veine, Fondane fait en même temps un pas ou même un saut important en arrière.  Sa "conscience malheureuse" dépasse l’optimisme gnoséologique et ontologique de ses prédécesseurs. Et si l’on se rapporte strictement au domaine de l’esthétique, ce pas en arrière équivaut à une retombée dans l’hétéronomie. En fait, quelque étrange que cela puisse paraître, Fondane est un antimoderne.

            En effet, à lire son anti-traité d’esthétique ou plutôt son traité d’anti-esthétique, l’on s’aperçoit que les autonomies sont la bête noire de Fondane. En mettant en rapport  l’acte poétique avec la pensée et l’attitude mythiques, il en fait ressortir une différence, une spécificité restée jusque-là inaperçue par la plupart des esthéticiens. Et cependant il ne signale presque rien de ce qui fait la différence entre la vision poétique et la vision primitive. On dirait qu’aux yeux de Fondane, le poète et le primitif ne font qu’un. Comment l’expérience poétique, telle qu’il la comprend et la définit lui-même, serait-elle possible sans l’angoisse de la séparation, angoisse que son aspiration vers l’unité cosmique ne saurait atténuer et encore moins  annuler ?

            Il suffit de jeter un coup d’œil rétrospectif sur les autres écrits de Fondane – à commencer par ceux datant de sa période roumaine – pour mieux comprendre une telle position. Souvenons-nous, par exemple, de l’esprit aristocratique qui animait ses articles publiés en Roumanie et qui relevait moins d’un parti pris historique que d’un choix intellectuel et moral. Souvenons-nous également de la façon dont il prenait la défense des valeurs classiques et dont il critiquait la modernité, voire la démocratie, tout au long de sa période roumaine. Profondément influencé par Nietzsche, Fondane était loin de faire confiance au progrès obtenu par des voies rationnelles; bien au contraire, il avait tendance à associer la rationalisation croissante avec une déchéance morale. C’était un désabusé, comme tous les antimodernes. Et, comme il l’a dit lui-même un jour, un démoralisateur. L’une de ses rubriques de la presse roumaine s’intitulait  Les cahiers d’un inactuel. Depuis le début et jusqu’à la fin de son activité d’artiste et d’écrivain, il a su cultiver un esprit  intempestif, il s’est voulu intempestif.

            Le discours (qu’il n’a jamais prononcé d’ailleurs) préparé pour le Congrès international des écrivains organisé en 1935, à Paris, par Aragon et le groupe d’écrivains affiliés au Parti Communiste Français, constitue un repère important en ce qui concerne sa position politique qui se manifestait, une fois de plus, à contre-courant.  Sans prendre le temps d’analyser son message, je me bornerai à citer l’opinion du préfacier de l’édition française, selon lequel le titre le plus approprié, à même de rendre compte de « l’enjeu situé au cœur du débat »[9], aurait dû être L’écrivain devant la contre-révolution, formule qui fait  le point sur le caractère contre-révolutionnaire de la révolution soviétique.

            En effet, tout le discours de Fondane s’en prend à la rhétorique de l’époque qui ne tarissait pas sur la fonction révolutionnaire de l’artiste, alors qu’il ne s’agissait que de son engagement politique. Mais la position de Fondane est contre-révolutionnaire dans la mesure où il envisage une révolution spirituelle et non pas sociale, une révolution à même de transformer l’individu et non les masses. La priorité accordée à la culture et aux valeurs de l’esprit  rend son  concept de révolution incompatible avec celui qui, courant à l’époque, allait encore le rester longtemps. 

            Dans un ouvrage récent[10], Antoine Compagnon donne une définition extrêmement nuancée du concept d’"antimoderne" et revisite, dans cette perspective, quelques-uns des auteurs français importants, à commencer par Chateaubriand et Joseph de Maistre jusqu’à Julien Green et Roland Barthes, en passant par Léon Bloy, Charles Péguy, Albert Thibaudet, Julien Benda et Jean Paulhan.  Parmi d’autres auteurs cités, on tombe aussi sur le nom d’Emil Cioran, évoqué en passant ; mais aucune trace de Fondane, ce qui montre, une fois de plus, à quel point on l’a oublié en France. Or y a-t-il un exemple plus éclatant pour la position antimoderne, telle que Compagnon lui-même l’entend, que les écrits de Fondane ?[11]

 

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Dans ce Faux Traité, la perspective esthétique est sans cesse dépassée et remplacée par la perspective anthropologique. Fondane  pose le problème de l’homme, de « l’animal raisonnable » et non de « l’animal politique », en s’intéressant aux rapports de l’art avec le monde, le cosmos et non (seulement) avec la société. A ses yeux, la poésie est une expérience vitale supposant la participation à la vie et non pas la séparation d’avec celle-ci, non pas l’autonomie, non pas un statut ontologique différent. Selon lui, la crise moderne de l’art serait due au processus de rationalisation et d’autonomisation ayant mené à la naissance du « concept » d’art.

            C’est dans cette perspective que l’histoire littéraire et artistique est revisitée: «  La signification complexe du romantisme vient de ceci : il est le fruit, à long retardement, d’une catastrophe première et lointaine : le détachement de la poésie, sous forme de poésie consciente, d’un tissu existentiel, mythique. En effet, pas de poésie, pas de danse, pas de musique proprement dite chez les « primitifs » (…) mais une expérience du réel, anonyme, faite par tous et non par un, pour tous et non pour quelques-uns, dont la poésie ne se laisse abstraire ni isoler, tant elle lui est consubstantielle. »[12]

            L’idée de substantialité est ici capitale ; elle est reprise sous d’autres formes  (« interpénétrations substantielles », « perte de substance » etc.) pour redéfinir l’art et la poésie – dans leur sens premier – comme participant à un syncrétisme primitif conçu, à son tour, comme un tout, comme une « expérience vraie » du réel. Il suffit de lire ces quelques lignes pour se faire une idée du programme de notre auteur : «  …je n’entreprends pas d’indiquer ce qu’il y a à faire (…) mais le sens de la direction où il faudrait s’engager, avant que tout ne soit perdu. Il consiste, pour le poète, à ne pas désespérer, à persévérer, à croire en la mystérieuse vertu de la poésie, à la vertu existentielle qu’elle supporte, et cela dans la mesure même, précisément, où il ne la comprend pas. »[13] La poésie apparaît ici comme porteuse, à son insu, d’une vertu existentielle bien mystérieuse et qui – afin de porter ses fruits – doit rester enfermée dans son mystère pour le poète lui-même.

            Ailleurs, il affirme d’une même manière paradoxale  (pour ne pas dire contradictoire) : « (…) tout ce que nous ne comprenons pas n’est pas nécessairement au désavantage du poème. »[14] En affirmant que la question du comment relève de la critique et non de la création et qu’elle « ne se pose pas sans danger pour le poète »[15], Fondane nous laisse entendre que ce qui compte le plus en poésie c’est la question du quoi, du contenu aux dépens de la forme. Mais c’est toujours lui qui tient à préciser que le poème « gagne largement à demeurer incompris »[16]. Ainsi voit-on son antiformalisme entrer jusqu’à un certain point en contradiction avec son antirationalisme.

            Le poème doit aiguillonner, provoquer – non une pensée dissociative, intellectuelle, mais une autre, associative, participative, étroitement liée à la vie et allant même jusqu’à se confondre avec elle (« consubstantiation »). L’homme moderne ne saurait désormais accéder à une telle fusion que très difficilement, très rarement et pour quelques instants seulement. Et à condition de cesser de faire de la connaissance un but en soi et de la raison le moyen le plus sûr de l’atteindre. En l’occurrence la poésie pourrait être son alliée, mais seulement si elle perd elle-même « absolument conscience de ce qu’elle est. »[17]  Si d’autres exégètes de la poésie moderne ont eux aussi parlé d’une « désintellectualisation patiente, progressive », ils n’ont jamais transformé cette tendance en un programme,  et de surcroît si radical. Par sa démarche anti-moderne par excellence, Fondane recommande le retour à la vision du monde des primitifs, à une expérience « où le réel est senti comme vivant et le vivant comme un réservoir de surnaturel. »[18]

            Pourquoi un tel retour serait-il absolument nécessaire ? Parce que, avec la foi, le monde moderne a perdu également son charme ; à son tour, la poésie, sous la pression de la raison et de la spéculation, a perdu aussi sa confiance en elle-même, en ce que Fondane appelle « ses supports métaphysiques » et ses « supports existentiels ». D’où la conscience honteuse du poète : «  … sous la poussée et la pression de l’événement spéculatif, le poète à son tour s’est mis à mépriser le « charme » (…) il en est venu non seulement jusqu’à le haïr, mais jusqu’à perdre l’intelligence du transcendant, du religieux, du mystère (…). Pour échapper à l’opprobre universel, il s’est jeté de lui-même dans les bras du mécanicisme, du scientisme, de l’éthicisme, de la pensée spéculative. »[19] La « conscience honteuse » du poète n’est rien d’autre que sa conscience d’être « désensorcelé, exorcisé, d’avoir été quitté par son démon  et d’être un homme « bon pour les tranchées du Devoir, du  progrès » .[20]

            Ce genre de remarques, foisonnantes dans le livre de Benjamin Fondane, nous font penser à Max Weber et à l’un de ses concepts qu’il a lancés en 1921 dans sa grande somme, Economie et société : le désenchantement (Entzauberung) du monde, comme résultat du processus de rationalisation amorcé depuis la Renaissance. Dans l’absence de toute trace biographique ou bibliographique nous ne saurions dire si Fondane a jamais lu Weber ou les ouvrages de ses continuateurs, surtout ceux de Walter Benjamin. Quoi qu’il en soit, l’idée que la magie perd de sa valabilité universelle initiale et se réfugie dans quelques domaines de prédilection, ou l’idée que, dans l’art, la rationalisation a mené premièrement à une redéfinition de la valeur esthétique selon la perspective des techniques de production artistique se retrouvent toutes deux chez notre auteur.

            Toutefois, le fait important, c'est que  Fondane s’attelle à la tâche de réenchanter le monde et la poésie. Malgré les apparences et  tout ce qui, dans son œuvre, pourrait aller à l’encontre d’une telle initiative, l’effort majeur qu’il déploie dans son Faux Traité est cette tentative de réenchanter le monde par le biais d’une récupération délibérée, de la vision des primitifs. La poésie pourrait propager ce retour, annoncer cette vision. Elle sait pressentir le jour lointain où, « enfin, la poésie sera faite par tous, non par un »[21], ce qui revient à dire que la poésie sera enfin rendue à la vie. Il faut préciser, pour éloigner tout risque de confusion, que Fondane est loin de faire ici un vœu politique ; il n’est pas question de démocratie, mais d’un état naturel, d’une disposition innée qu’on a perdue avec le temps, mais qu’on pourrait désormais retrouver. Qui plus est, il ne s’agit pas seulement d’illusions, de charme, d’un espace et d’un temps fictifs. Il s’agit de vérité, de réalité. Ce qu’on a perdu à cause du désenchantement produit durant la modernité, c’est le réel lui-même : la raison désenchantante l’a chassé du monde. Par cet effort de réenchantement nous devons retrouver le réel, la vie et non des faux-semblants, des simulacres. Aussi doit-on voir le désenchantement comme une déréalisation et le réenchantement comme une reréalisation. Notre poète philosophe est en train d’écrire dans ces pages une défense de la poésie qui est en même temps une défense du réel, redéfinis tous deux "fondaniennement".

            On ne peut s'empêcher de se demander si la conscience invoquée dans ce livre est une conscience heureuse, à la différence de la conscience philosophique, décrite dans le volume antérieur comme « malheureuse ». Ce que Fondane met premièrement en doute, c’est le caractère conscient du réenchantement de la poésie et du monde. Ensuite, telle qu’il se la représente, la récupération de la mentalité primitive n’est jamais achevée, sa restauration étant toujours menacée par la raison omniprésente et omnipotente. Fondane n’est pas à ce point naïf pour croire à la réussite à long terme de ce retour en arrière. C’est pourquoi il parle d’un « équilibre tordu »[22]. Et cependant il faut tout essayer, il faut sans cesse tenter de regagner cette disposition primitive, cette ouverture vers la transcendance, cette soif du « miracle de la vie ».

            Et, jusqu’à la réussite de cette tentative, le poète doit avoir le courage de nier aussi bien « les vérités spéculatives » que le « réel rugueux » : « Laissez l’imbécillité être reine ! Il y va de quelque chose de beaucoup plus important que d’être, ou de paraître bêtes, primaires et ignorants. Ce n’est pas au schizophrène de nous juger ; c’est à nous de le plaindre… »[23] Ceux qui connaissent l’œuvre de Fondane ne pourront s’empêcher de lire cette négation aussi bien comme une dénégation. Ce qui me semble hautement significatif dans ces quelques lignes, c’est la suggestion d’un certain rapport entre la poésie et la philosophie, entre la poésie fondanienne et la philosophie fondanienne. Et ce qui m’apparaît encore plus suggestif, c’est un autre rapport, celui entre une exhortation et une dénégation tout aussi passionnées. 


[1] Faux Traité d’esthétique, Editions Paris- Méditerranée, 1998, p.115. Désormais : F.T.

[2] Op.cit., p.95.

[3] Compte rendu de Benedetto Croce, dans La Critica, XXXVII, 1939.

[4] F.T. ,p.97.

[5] Op. cit., p.31.

[6] Ibid.

[7] Op.cit., p.30.

[8] Op.cit, p.37.

[9] Louis Janover, "Fondane, un devenant parmi nous", préface à L’Ecrivain devant la révolution, Paris- Méditerranée, 1997.

[10] Antoine Compagnon, Les Antimodernes, Gallimard, 2005.

[11] Voir à ce sujet : Dominique Guedj, "Le romantisme et la modernité à contre-courant de Fondane  poète", Cahiers Benjamin Fondane,no7.

[12] F.T., p..32.

[13] Ibid.

[14] Op.cit., p.28.

[15] Op.cit., p.27.

[16] Op.cit., p.28.

[17] Op.cit., p.142.

[18] Op.cit., p.33.

[19] Op.cit., p.54.

[20] Op.cit., p.127.

[21]Op.cit. , p.143.

[22]Op.cit., p.129.

[23] Op.cit., p.143.