La Conscience malheureuse - Lectures de Titanic N° 12
Réminiscences d'Eminescu dans la poésief rançaise de Fondane
Gisèle Vanhese’il est un poème qui a rayonné sur toute la littérature roumaine, et même au-delà, et s’est inscrit dans un réseau intertextuel de reprise infinie depuis sa publication en 1883 jusqu’à nos jours, c’est « Luceafărul » (L’astre) d’Eminescu. C’est ainsi que Paul Celan connaissait le texte éminescien en langue roumaine et en traduction allemande (« Der Morgenstern »)[1]. On sait que Fondane s’est imprégné, durant son adolescence, des images et des rythmes de nombreux poètes roumains qui ont migré dans son écriture, à ses débuts fort proche du pastiche. Dans sa préface à Poezii, Mircea Martin affirme que Fondane a découvert Eminescu vers quatorze ans comme il le reconnaît lui-même dans son Journal[2]. Le critique ajoute que cette relecture du poète romantique a été avant tout oblique et nous offre quelques exemples comme Fantazie[3]. Si nous comptons étudier prochainement l’influence de l’œuvre éminescienne sur la poésie roumaine de Fondane[4], nous voudrions aujourd’hui nous arrêter surtout à « Luceafărul » et à sa surprenante refonte dans la poésie française de l’auteur de Baudelaire et l’expérience du gouffre.
Mihai Eminescu
Luceafărul, c’est l’étoile du soir et l’étoile du matin mais c’est bien plus encore car Eminescu l’a transmuté en un véritable mythe littéraire. Né en 1850, dernier romantique européen, Eminescu nous bouleverse par son destin de poète génial et maudit qui le conduira à la folie. Il meurt en juin 1889 après avoir été frappé par un aliéné dans l’asile de Bucarest où il était soigné, entraînant dans le désespoir la femme aimée, Veronica Micle (qui se suicide en septembre), sa sœur Harieta qui en prenait soin et son meilleur ami, Ion Creangă, un des grands prosateurs de la littérature roumaine (ils disparaissent tous les deux en décembre de crève-cœur).
Comme tous ceux venus après Eminescu, Fondane[5] n’a pas manqué de s’y référer comme origine indépassée. En 1929, dans « Cîteva cuvinte pădureţe » (Mots sauvages), l’importante préface de Privelişti (Paysages), il médite sur l’enjeu de la poésie et trace sa propre poétique. Selon le modèle de la Lettre du voyant, il cite comme alliés essentiels Baudelaire et Rimbaud, après avoir condamné comme mensongère l’œuvre de trois grands poètes :
Am înţeles, brusc, că paradisul meu pămîntean, cu boi, cu belşug, cu balegi era o minciună ; şi minciună poemul oriunde ar fi fost. Minciună Hugo, Goethe ! Minciună serafică Eminescu ! Cu Baudelaire, cu Rimbaud, o sprînceană numai de adevăr începea[6].
J’ai brusquement compris que mon paradis terrestre avec bœufs, abondance, bouse, était mensonge, et mensonge le poème où il se trouvait. Mensonge, Hugo, Goethe ! Mensonge séraphique, Eminescu ! Avec Baudelaire et Rimbaud seuls, pointait une lueur de vérité.
On ne peut que s’interroger longuement sur l’adjectif « séraphique » qui accompagne cette opinion alors que n’est réservé à Goethe et à Hugo que le nu « mensonge ». En utilisant « séraphique », Fondane nous livre en fait sa propre interprétation. Que peut recouvrir ce mot ? Sans doute se réfère-t-il avant tout à la vision éminescienne ancrée dans les archétypes, les mythes et les symboles d’un « monde vu sub specie aeterni »[7] et que Fondane considère comme mensonger, « séraphique » pouvant dans cette perpective comporter une connotation ironique. Mais ne pouvons-nous pas penser qu’il s’agit aussi d’une allusion directe au thème de l’Ange si prégnant chez Eminescu. Ange présent sous deux hypostases : la femme aimée angélique et l’ange déchu comme représentation du génie masculin. Par ailleurs, le poème Luceafărul, qui dissémine ses traces dans la poésie fondanienne comme nous le constaterons, proposait la double figure de l’Ange avec les deux métamorphoses de l’Astre. L’une est définie précisément comme angélique et l’autre comme démonique, cette dernière coïncidant avec l’autoportrait du poète.
Et venons-en maintenant à la célèbre photographie réalisée par Tomàs de Prague et qui a certainement contribué à l’édification du mythe Eminescu. Portrait magnétique auquel Veronica Micle a dédié plusieurs poèmes, avant même de rencontrer le jeune homme. Dans la biographie d’Eminescu, le critique George Călinescu parle d’un portrait « astral şi pletos » (« astral et aux longs cheveux ») et Augustin Z. N. Pop[8] d’un visage « luceferian ». Avec « astral », nous sommes bien proche du « séraphique » fondanien.
En 1932, dans l’article sur la poésie roumaine du Journal des poètes[9], Fondane définit Eminescu comme « un génie des plus authentiques, de la grande race des Pouchkine, des Heine, des Byron, des Leopardi ... et dont le rayonnement n’est pas près de s’éteindre ». Tout en reconnaissant que « née au XIXe siècle, la poésie roumaine a été longtemps travaillée, dominée et asservie » par Eminescu, il met en évidence deux mérites de son génie. Il a réussi à éloigner la poésie roumaine de l’imitation servile des poètes français en proposant le modèle germanique :
Eminescu rompit cette chaîne pour un instant. Il apportait dans leurs gangues brutales la veine et les minerais du romantisme allemand, du lied de Heine aux obscurités volontaires, ésotériques, des Novalis et des Tieck.
Fondane souligne surtout l’entreprise éminescienne de créer véritablement la langue poétique roumaine et, ajoute-t-il, la langue roumaine « tout entière ». Il reconnaît même qu’on puisse apprendre le roumain uniquement pour pouvoir lire Eminescu, qu’il appelle « le Poète », la majuscule – renforcée par l’italique – indiquant la saisie d’Eminescu par son propre mythe où il s’essentialise (ce qui n’est sans doute pas sans humour de la part de Fondane). Il n’en reste pas moins que pour lui, il est impossible de traduire, dans une autre langue, la poésie éminescienne :
Un romantique attardé, cet Eminescu, dont la langue est une telle merveille qu’il est impossible d’en rendre l’équivalent dans un autre idiome. Il se pourrait que la langue roumaine fût tout entière de sa création et qu’elle méritât la peine qu’on l’apprenne, rien que pour pouvoir lire ce poète : le Poète.
Par sa magie, la poésie d’Eminescu est certes intraduisible. Mais nous voudrions montrer qu’elle a été réénoncée dans « un autre idiome » – le français – non par la traduction, mais par une reprise intertextuelle spécifique que Fondane a disséminée, de manière occulte, dans sa poésie française. Les vers d’Eminescu vont donc résonner en français, mais surtout nous offrir la lecture qu’en avait faite Fondane, et en particulier du poème « Luceafărul ». « Luceafărul » est à bon droit considéré comme le testament poétique d’Eminescu. Sa densité autorise divers parcours herméneutiques, mais nous n’en résumerons aujourd’hui que brièvement la trame. Ce long poème, qui a connu de nombreux remaniements, se présente comme une narration féerique. À la demande de la jeune princesse Cătălina, l’Astre Luceafărul dont elle s’est éprise se précipite sur la terre et se transforme en un jeune homme d’une troublante beauté. Au cours de deux hypostases dont la seconde coïncide avec la figure de l’ange déchu et l’autoportrait du poète même, Luceafărul séduit la jeune fille et lui propose de s’unir à lui. Mais Cătălina n’accepte ces noces que s’il refuse son immortalité sidérale. L’Astre entreprend alors un voyage à travers l’immensité nocturne pour demander au Démiurge de le délivrer de son éternité afin d’entrer dans l’humanité à laquelle il aspire. Ce dernier lui révèle le sort des humains en proie à la finitude, à la souffrance, au temps et au hasard, en lui montrant Cătălina endormie dans les bras d’un jeune page avec qui elle s’est enfuie dans la forêt. Luceafărul renonce alors au sacrifice de son immortalité pour rester à jamais dans sa beauté stellaire mais aussi sa solitude glacée.
Eminescu lui-même avait condensé le noyau thématique du chef-d’œuvre : le génie « sur terre, n’est capable ni de rendre heureux quelqu’un, ni d’être heureux lui-même. Il ne connaît pas la mort, mais il ne connaît pas non plus le bonheur » (« pe pământ, nu e capabil a ferici pe cineva, nici capabil de a fi fericit. El n-are moarte, dare n-are nici noroc »)[10]. Nul doute qu’un tel enjeu existentiel n’ait interpellé le poète. On sait, par une lettre adressée à Lina en 1913, que Fondane reconnaissait – revendiquait même – avoir été influencé par Eminescu dans sa poésie roumaine : « Et puis est-ce une erreur d’être influencé par un Eminescu, ce que je ne nie pas ? Ce n’est pas une erreur »[11]. N’avait-il pas donné, à la même époque, une conférence sur « La vie et l’œuvre d’Eminescu » dans le cadre d’une société littéraire alors que « l’oncle Adolphe » le considérait comme « l’une des victimes d’Eminescu » ?[12] Il avouera par ailleurs dans son Journal qu’il était un lecteur des « vers imprégnés d’une souffrance brûlante d’Eminescu »[13]. Si les traces qui apparaîtront beaucoup plus tard dans sa poésie française sont ténues, malgré leur fragilité, elles aimantent puissamment l’attention.
Une première trace se situe dans les derniers vers du XIXepoème du Mal des fantômes[14]. Composés de 23 poèmes, le recueil apparaît comme une suite duelle où, après avoir évoqué la traversée des mers, élan ulyssien de l’aventure (I-XII), une deuxième partie se concentre sur une vision plus philosophique de l’errance et du destin humain. En plus des nombreuses allusions bibliques (qui seront à nouveau reprises dans L’Exode), les poèmes (XIII-XXII) offrent des réflexions métaphysiques sur la précarité des empires, sur le « temps sorti des gonds » (p. 91), sur la terreur de l’Histoire. En particulier, dans le poème XIX, Fondane évoque « les conquérants » au statut ambivalent, à la fois les aventuriers qui ont pris le large mais aussi les fourbisseurs d’empires meutriers comme le fait pressentir l’opposition aux « égorgés » (p. 96). Les conquérants ont pu jouir des petites et grandes joies de la terre alors que les « Bâtards de l’éphémère » n’ont jamais trouvé que la misère de vivre au temps de la détresse. C’est alors que surgit cette exclamation pleine de désolation :
... on donnerait parfois l’éternité
pour une de ces heures de la terre,
vécue selon la terre, dût le fruit
fondre aussitôt que neige dans la bouche
inassouvie (p. 97).
Les deux premiers vers ne sont pas sans rappeler, pour nous, la strophe de « Luceafărul »[15] où l’Astre demande au Démiurge de le délier de « l’éternité » pour lui « donner » « une heure d’amour » :
Reia-mi al nemuririi nimb
Şi focul din privire,
Şi pentru toate dă-mi în schimb
O oră de iubire ... (p. 141).
Reprends mon nimbe d’immortalité
Et le feu de mon regard,
Et pour tout cela donne-moi en échange
Une heure d’amour ...
Luceafărul n’avait-il pas répondu à la jeune princesse, avant d’entreprendre son voyage vers le Démiurge : « Tu-mi cei chiar nemurirea mea / În schimb pe-o sărutare » (Tu me demandes ainsi mon immortalité / En échange d’un baiser) ? Mais si chez Eminescu, l’Astre aspire à devenir homme pour goûter à la passion, échangeant ainsi son éternité pour une destinée éphémère, chez Fondane le « on » – qui inclut certainement un « Je » – réclame une vie sur terre digne de l’humain mais que la misère lui a interdit. Même si le point d’aboutissement est semblable – une heure de bonheur terrestre – le point de départ est diamétralement opposé et inverti : de l’empyrée céleste, chez l’un, des cales misérables des émigrants chez l’autre. Par ailleurs, tout portait Fondane à refuser la conclusion de « Luceafărul » qui choisit définitivement l’immortalité du génie contre la finitude terrestre, bref l’Éternité contre l’Existence. Ne définissait-il pas, dans « Cîteva cuvinte pădureţe » la poésie d’Eminescu comme « minciună serafică » (mensonge séraphique) ?
Au contraire, pour Fondane la vie n’a de prix que parce que périssable : « Ô choses vraies, vraies, mais périssables ! vraies / justement parce que périssables! » (p. 240). Et donc l’éternité peut être, chez lui, troquée pour une heure aussi fugace que la neige. La Neige condense dans son symbolisme à la fois la précarité et la beauté, souvent associée à la Féminité innocente et pure. Et que cette heure soit une heure d’amour, comme chez Eminescu, est révélé par le surgissement sensuel du « fruit » et de la « bouche inassouvie ». Fondane, à notre avis, offre ici une variation personnelle et originale du choix de Luceafărul et nous décèlerons un indice de l’intertexte éminescien dans l’irruption du terme « éternité » que le déroulement du poème français, tout entier enté sur l’existentiel, justifiait assez mal.
Notons encore que des vestiges du discours du Démiurge éminescien semblent s’être disséminés dans Le Mal des fantômes. En effet, commentant le sort des hommes sur la terre, il révèle à Luceafărul qu’ils sont la proie des cycles de réincarnations infinies : « Căci toţi se nasc spre a muri / Şi mor spre a se naşte » (Car tous naissent pour mourir / Et meurent pour naître, p. 142). On peut penser que la philosophie de Schopenhauer et la pensée indienne, qui ont profondément marqué ces vers, sont aussi le substrat de l’éternelle danse fondanienne : « Tout est dans tout. Ô monde. Apothéose ! / Rien ne se crée ; rien ne disparaît » (p. 91) ; « ... cette danse de l’être » (p. 95). Bien plus, le mal dont souffrent les Fantômes ne s’enracinerait-il pas aussi dans cette répétition infinie, cet éternel retour :
Mais nous : « Quelle musique peut guérir
le cœur captif, le mal de ce fantôme
las de toujours renaître, pour périr ? » (p. 93).
Si nous ne pouvons trancher entre, d’un côté, une influence philosophique commune sur les deux poètes et, de l’autre, une reprise directe par Fondane du thème éminescien, nous pensons qu’une deuxième trace – indéniable cette fois – de « Luceafărul » est contenue dans le poème « Prière d’une essence », paru en tant qu’inédit dans Non lieu[16] et que nous reprenons en appendice. Poème de 7 strophes en vers aux rimes plates, rédigé en français, difficile à dater, probablement écrit durant les années ’30, qui n’a suscité jusqu’à présent les commentaires critiques qu’il mériterait, si l’on excepte les brèves remarques d’Anne-Rosine Delbart[17] dans une perspective différente de la nôtre. Étrange poème, puisque Fondane y donne la parole à une « Essence ». C’est-à-dire à une monade à laquelle Nichita Stănescu comparait Eminescu et Luceafărul. Poème ontologique et cosmique où une « Essence » évoque l’état édénique originel : « Tout était appel, magie, attirance, flux, accueil » écrit Fondane. L’apparition de la « Pensée qui déjà se pense » va briser l’unité primordiale et l’ouvrir au flux du devenir, à la finitude, à l’Histoire.
Contrairement à toute la poésie fondanienne[18] que nous connaissons, le « Je » de l’Essence se retire devant l’existence qu’il refuse : « Au créé, rongé d’angoisse – je te préférerais RIEN ! ». Et il se rend lui aussi chez son « Père » pour lui demander le repos éternel : « De la mort j’étais issue[19] et je désirais la Mort ! [...] / Soif vorace ! De ténèbres et de nuit j’avais si fin / que je souhaitais ô Père de te voir créer la Fin ». Dans « Luceafărul », la strophe précédant immédiatement celle que nous avons citée thématise le même désir exprimé chez les deux poètes par le terme « soif »[20] :
Din chaos Doamne, -am apărut
Şi m-aş întoarce-n chaos ...
Şi din repaos m-am născut,
Mi-e sete de repaos (p. 141).
Du chaos, Seigneur, je suis venu
Et je retournerais au chaos ...
Et du repos je suis né
J’ai soif de repos.
Les vers fondaniens évoquent aussi irrésistiblement un autre grand poème d’Eminescu : « Rugăciunea unui dac » (La prière d’un Dace) de 1879, dont la première strophe est centrée elle aussi sur l’univers incréé :
Pe cînd nu era moarte, nimic nemuritor,
Nici sîmburul luminii de viaţă dătător,
Nu era azi, nici mîne, nici ieri, nici totdeuna,
Căci unul erau toate şi totul era una (p. 95).
Quand il n’y avait pas de mort, ni rien d’immortel,
Ni le noyau de la lumière donneur de vie,
Il n’y avait pas d’aujourd’hui, demain, hier, toujours,
Car tout était l’un et un était le tout.
Ainsi commence « La prière d’un Dace », dont le titre exhibe déjà une convergence avec « La prière d’une essence ». Par ailleurs, le poème éminescien est construit sur des strophes de 8 vers, une structure reprise aussi dans le poème fondanien. Et le iambe de 13/14 syllabes avec césure après la septième (considéré comme « l’alexandrin roumain » très fréquent dans la poésie du XIXesiècle) réaffleure, avec sa scansion solennelle et obsessive, dans de nombreux vers du texte fondanien, écho mémoriel d’un rythme inoublié. Le Dace s’adresse au Démiurge, nommé par le vocatif « Părinte » (ô Père), pour lui demander l’éternel repos en une imploration qui a certainement subi l’influence du « Moïse » de Vigny : « Şi tot pe lîngă-acestea cerşesc înc-un adaos : / Să-ngăduie intrarea-mi în vecinicul repaos ! » (Et, au-delà de tout cela, je quémande encore un surcroît : / Qu’il me permette l’entrée dans l’éternel repos, p. 96). Face à un poème d’une grande complexité philosophique, religieuse et anthropologique, Fondane n’a – semble-t-il – repris que ces vers.
Remarquons encore que la succession d’interrogations – « Qui était-ce ? Quels délires sur les lèvres de l’amant ? / Quelle nuit couvrait la terre des sueurs du diamant ? / Quels effluves magnétiques émanaient des choses moindres / qui cherchaient, encor disjointes, un principe pour se joindre ? » – reproduit le même élan que dans un passage de « Scrisoarea I » (Première lettre) d’Eminescu, centré lui aussi sur la genèse cosmologique :
[...]
La-nceput, pe cînd fiinţă nu era, nici nefiinţă,
Pe cînd totul era lipsă de viaţă şi voinţă,
Cînd nu s-ascundea nimica, deşi tot era ascuns...
Cînd pătruns de sine însuşi odihnea cel nepătruns.
Fu prăpastie ? genune ? Fu noian întins de apă ?
N-a fost lume pricepută şi nici minte s-o priceapă,
Căci era un întuneric ca o mare făr-o rază,
Dar nici de văzut nu fuse şi nici ochi care s-o vază.
Umbra celor nefăcute nu-ncepuse-a se desface,
Şi în sine împăcată stăpânea eterna pace !...
Dar deodat-un punct se mişcă... cel întîi şi singur. Iată-l
Cum din chaos face mumă, iară el devine Tatăl !... (p. 107-108).
Au commencement, quand n’était ni l’être, ni le non-être,
Quand tout était absence de vie et de vouloir,
Quand rien ne se cachait quoique tout était caché...
Quand par soi-même pénétré se reposait l’impénétré.
Ce fut le gouffre ? l’abîme ? Ce fut l’infinie étendue d’eau ?
Il n’y eut ni monde compris, ni esprit pour le comprendre
Car il y avait une ténèbre comme une mer sans rayon,
Mais il n’y eut rien à voir, ni d’yeux pour le voir.
L’ombre de l’incréé n’avait pas commencé à se déployer,
Et accordée en elle régnait l’éternelle paix.
Mais soudain un point se meut... le premier et le seul. Voici que
Du chaos il fait la mère, et lui devient le Père.
Ces influences vont rencontrer, dans « Prière d’une essence », l’autre intertexte éminescien, celui de « Luceafărul ». En effet, dans la dernière strophe, l’Essence implore le Père pour qu’il prononce la parole susceptible de la délivrer du créé :
Mais ton œil ne me voit guère, ton oreille ne m’écoute !
Que de milliers d’années te faut-il et quelles routes
que de siècles et d’espaces morts d’avance à ta lumière
doit-elle courir encore pour te joindre ma prière,
pour qu’elle te sollicite et obtiennes que tu dises
la parole qui délie – la parole de franchise !
Mais ici il s’agit de libérer l’Essence de l’existence alors que chez Eminescu, comme nous l’avons vu, Luceafărul supplie le Démiurge de le libérer de l’éternité : « De greul negrei vecinicii, / Părinte, mă dezleagă » (Du poids de la noire éternité, / O Père, délie-moi, p. 141). Il est tout à fait étonnant que Fondane utilise le même verbe délie (chez Eminescu : dezleagă) et dans une constellation thématique semblable où un être doué d’immortalité s’adresse au Père créateur. Notons encore que dans les deux poèmes, pour arriver au Démiurge, l’Astre comme la prière de l’Essence doivent parcourir des espaces infinis durant un temps lui aussi infini. Le vers « Que de milliers d’années te faut-il et quelles routes » est proche de « Şi căi de mii de ani treceau » (Et des routes de milliers d’années passaient, p. 140).
Par ailleurs, le même passage fondanien peut avoir subi l’influence de « La steaua » (Vers l’étoile), une des dernières compositions d’Eminescu et l’un des plus beaux poèmes d’amour, dont Petru Creţia[21] a éclairé les profonds liens avec « Luceafărul ». Il est certain que Fondane connaissait le poème et l’appréciait comme en témoigne une lettre de 1912 à Lina où il explique qu’il commence à traduire des poèmes en yiddish (qu’il appelle ici « jargon ») :
Sache que maintenant, dans divers pays, les Juifs luttent pour transformer le jargon en une belle langue littéraire. C’est pourquoi, trouvant un poème en jargon qui ressemble à ‘La steaua’ d’Eminescsu, je l’ai traduit et je te l’envoie[22].
On peut aussi en déceler un indice dans la structure syntaxique insolite des deux vers français « que de siècles et d’espaces morts d’avance à ta lumière / doit-elle courir encore pour te joindre ma prière » où la nécessité de la rime ne justifie pas le rejet du sujet en fin de proposition. N’est-ce pas pour unir, malgré le sens, « lumière » / « courir » et conserver ainsi la matrice originaire éminescienne où c’est la lumière qui parcourt effectivement les « milliers d’année » :
La steaua care-a răsărit
E-o cale-atît de lungă,
Că mii de ani i-au trebuit
Luminii să ne-ajungă (p. 178).
Vers l’étoile qui a paru
Il est une route si longue
Qu’il a fallu des milliers d’années
À sa lumière pour nous atteindre.
Bien plus, si la reproduction du poème dans Non lieu est exacte, délie est écrit en italique, ce qui attire notre attention. Si pour les autres termes du poème, eux aussi en italique – écoulé, vécue, fini –, l’italique marquait l’opposition entre coule / écoulé, vie / vécue, sans borne / fini pour thématiser la transmutation du Grand Temps en temps profane, il acquiert – pour délie qui n’est opposé à aucun autre mot – , la valeur d’une citation. Il s’agit « d’un embrayeur, d’une marque de l’énonciation dans l’énoncé par laquelle l’auteur donne à entendre à quelque lecteur quelque chose en plus de la signification et qui lui est irréductible »[23]. L’italique indique que le vocable conserve une valeur de citation, qui creuse le texte, comme l’observe Antoine Compagnon : « elle l’ouvre, l’écarte. Il y a quête du sens, que mène la lecture, parce qu’il y a écart, départ de sens : un trou, une différence de potentiel, un court-circuit »[24].
Selon Compagnon, la citation est un énoncé bivocal qui « fait sens selon les deux registres dont il relève : énoncé d’une part, mais aussi signe, relation entre les deux discours »[25], relation présente sur le mode dialogique, ici entre Fondane et Eminescu. Plus que la citation explicite (qualifiée d’« indice »), la citation implicite (« icône ») exhibe un investissement de plus en plus puissant de la part de Fondane, l’icône étant « une citation qui qualifie le citateur lui-même, quand il assume une énonciation propre malgré la reprise »[26]. Intégrée à son propre discours, elle devient « citation qui découvre le sujet dans son histoire, son désir, une citation duelle, impudique »[27].
« Prière d’une essence » apparaît comme l’un des grands poèmes cosmogoniques de Fondane. Il soutient la comparaison avec quelques-uns des Psaumes alphabétiques de L’Exode, recueil que Fondane a commencé à composer – selon Monique Jutrin – en 1932 pour le reprendre en 1943[28]. Inspirés par la Bible, certains sont consacrés à la Genèse du monde tels DALETH et HE de la première partie du recueil, où un « Je » prend lui aussi la parole :
DALETH
J’ai vu la naissance des Formes – [...]
J’ai vu tant de choses parfaites
si heureuses d’être pareilles
et tant de choses délicates
– chacune se voulait unique ! (p. 158-159).
HE
Mais je regardais de plus près :
qui déchirait toutes ces choses ? [...]
j’ai vu croître une fêlure (p. 159).
On note par ailleurs dans « Prière d’une essence » une référence à « Vers dorés » de Nerval – « Et, comme un œil naissant couvert par ses paupières / Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres ». Chez Fondane, l’image devient « Une amour, de cils couverte, dans la pierre ouvrait son œil », l’auteur unissant ainsi dans le même texte à la fois des réminiscences d’Eminescu et de Nerval, que la critique roumaine considère comme le plus éminescien des poètes français, et qu’il citera lui-même à plusieurs reprises. La même image revient dans les Psaumes alphabétiques de L’Exode où elle est réservée à la divinité : « Mais j’ai vu dans l’œil de la pierre » (p. 161), « le dieu qui dort dans cette pierre / l’Œil immobile ! » (p. 163).
Selon nous, les traces de « Luceafărul » dans la poésie française de Fondane sont, malgré leur caractère ténu, évidentes. Certes Bachelard avait raison d’admettre – à propos du mythe du Phénix – qu’« il faut sans doute développer en soi-même une sensibilité phénicienne pour reconnaître l’oiseau de feu sous les transpositions d’un chant qui dort et qui s’éveille »[29]. Et nous avouerons sans retenue avoir développé une sensibilité « luciférine » (de « Luceafărul ») et éminescienne qui nous a permis de détecter et d’exhumer avec émotion les preuves indicielles que Fondane non seulement avait lu le grand poète roumain mais l’avait médité et transmuté, grâce à une savante alchimie, dans sa propre écriture et sa propre rêverie. Une nouvelle preuve aussi qu’en 1942-43, et dans une France occupée, des rappels de son Méridien originaire hantaient encore Fondane. Méridien qui « intersecte tous les tropes »[30] et qui constitue le substrat existentiel de chaque image. Lieu fantasmatique dont les poèmes gardent les vestiges comme en un palimpseste.
***
Benjamin Fondane
Inédit
Prière d’une essence
Lorsque je revis les fleuves qui me séparaient de l’Etre
lorsque tout n’était que limbes, résidu, chaos, peut-être,
quand le temps rouillait encore dans le fruit comme un couteau
quelles formes incréées engrossaient la terre d’eau
quels esprits, sans yeux ni pouces, modelaient l’absence énorme
et donnaient aux choses molles poids, jaillissement et forme ?
Qui était-ce ? Quels délires sur les lèvres de l’amant ?
Quelle nuit couvrait la terre des sueurs du diamant ?
Quels effluves magnétiques émanaient des choses moindres
qui cherchaient, encor disjointes, un principe pour se joindre ?
Une amour, de cils couverte, dans la pierre ouvrait son œil ;
tout était appel, magie, attirance, flux, accueil ;
toute idée voulait une langue ; chaque grain crevait l’épeautre ;
du néant sortit la vie et du Même jaillit l’Autre.
Vous naquîtes mains, paupières, reins, oreilles... Tu naquis
pain de joie, ô Lumière, des ténèbres du maquis !
Foie et cœur – merveilles pures ! Mon regard vous a vus naître !
Monde suspendu à l’acte qui le pose !... Je suis l’Etre
Un... Mais tout de même double quand sur ces maudites eaux
Je me vis... brisé... Pensée qui se pense... Echo !
Sourde, immatérielle, fine, tout couverte de mémoire
Honte ! Temps fini ! le trouble, rose, inaugura l’Histoire !
Chaque mot devint solide. Chaque instant fut embaumé.
Qui eût cru que ce qui coule deviendra de l’écoulé ?
Qui eût cru que toute vie se retrouvera vécue ?
Mais déjà les sens lucides ont apprivoisé la vue,
conscience tu t’éveilles... Long et sourd le chant se meurt !
Folle, échevelée, fêlée, telle m’apparut la Peur...
Qui étais-je ? Dans l’oreille du Refus un simple cri...
Que pouvait mon cri sans borne contre l’univers fini ?
Monde tendre encore ! Chair inviolée ! Choses lisses...
Vous n’étiez, mûres pour le premier solstice,
qu’un désordre déjà fixe ! Long effondrement de l’or !
De la mort j’étais issue et je désirais la Mort !
Dans le fond noirci des âges, ces délices étaient neuves !
Lorsque furent achevées les épreuves,
quand le temps de ma blessure fut tiré comme un couteau,
j’avais soif. La soif première qui sommeille dans les os,
Soif vorace ! De ténèbres et de nuit j’avais si faim,
que je souhaitais, ô Père de te voir créer la Fin,
que je désirais que meurent foies, paupières et que s’écoule
toute Joie qui de la Faute avait éprouvé le moule
et qui dort – et de ce somme fait la source de son Bien...
Au créé, rongé d’angoisse – je te préférerais RIEN !
Mais ton œil ne me voit guère, ton oreille ne m’écoute !
Que de milliers d’années te faut-il et quelles routes
que de siècles et d’espaces morts d’avance à ta lumière
doit-elle courir encore pour te joindre ma prière,
pour qu’elle te sollicite et obtienne que tu dises
la parole qui délie – la parole de franchise !
[1] I. Chalfen, Paul Celan. Eine Biographie seiner Jugend, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1983, p. 72 ; Paul Celan. Biographie de jeunesse, Paris, Plon, 1989, p. 78.
[2] Cité par P. Daniel, « Postfaţă », dans B. Fundoianu, Poezii, Ediţie, note şi variante de P. Daniel şi G. Zarafu. Studiu introductiv de M. Martin, Postfaţă de P. Daniel, Bucureşti, Ed. Minerva, 1978, p. 601 : « Citesc pe Eminescu. Eu care susţineam că Eminescu nu e un poet mare, acum îl admir, căci îl înţeleg » (Je lis Eminescu. Moi qui soutenais qu’Eminescu n’est pas un grand poète, à présent je l’admire parce que je le comprends) (5 juin 1912).
[3] M. Martin, « Poezia lui B. Fundoianu sau peisajul văzut cu ochi inchişi », dans B. Fundoianu, Poezii, Ediţie, note şi variante de P. Daniel şi G. Zarafu. Studiu introductiv de M. Martin, Postfaţă de P. Daniel, Bucureşti, Ed. Minerva, 1978, p. X.
[4] Dans notre article «“Je fus poussière d’étoiles”. Sur “Métempsychose” de Benjamin Fondane » (Acanthe. Annales de Lettres françaises, Université Saint-Joseph de Beyrouth, 20, 2002, p. 137-150), nous observions déjà qu’avec Métempsychose (1916), Fondane s’inscrit parmi les auteurs roumains qui ont traité la thématique – combien énigmatique – de la transmigration. Nous pensions à Eminescu et aux Avatars du Pharaon Tla mais aussi à son poème Luceafărul dont Rodica Marian a montré la composante védique et les allusions au dogme du karma, fortement présentes dans les versions antérieures du chef-d’œuvre, mais supprimées dans la version définitive (R. Marian, « Eminescu et la philosophie de l’Inde », Péristyles, Beyrouth, n. 2, Automne 2001, p. 33-44).
[5] En 1914, Fondane citait Eminescu parmi les poètes qui se sont inspirés du folklore roumain dans « Despre poezia populară » (« De la poésie populaire ». Traduit par H. Lenz, Cahiers Benjamin Fondane, Jérusalem, n. 6, 2003, p. 116).
[6] B. Fundoianu, Poezii, op. cit., p. 7-8. « Mots sauvages », traduit du roumain par M. Vanci-Perahim et O. Serre, dans Le Mal des fantômes, précédé de Paysages, Paris, Paris-Méditerranée, 1996, p. 21.
[7] B. Fondane, « Mots sauvages », ibidem.
[8] G. Călinescu, Viaţa lui Eminescu, Bucureşti, Ed. Eminescu, 1973, p. 318. Augustin Z. N. Pop, Pe urmele Veronicăi Micle, Bucureşti, Ed. Sport-Turism, 1981, p. 38.
[9] B. Fundoianu, « Roumanie », Le Journal des Poètes, Bruxelles, 5 mars 1932. Consulter M. Jutrin, « La collaboration de Fondane aux périodiques bruxellois », Cahiers Benjamin Fondane, Jérusalem, n. 6, 2003, p. 32-37.
[10] Cité par G. Călinescu, Opera lui Eminescu (2), dans Opere, XIII, Bucureşti, Ed. Minerva, 1970, p. 103. Toutes les traductions du roumain sont nôtres; elles sont aussi littérales que possible pour permettre une comparaison philologique entre les poèmes d’Eminescu et ceux de Fondane. Nous conservons l’orthographe de chaque œuvre citée.
[11] Cité par L. Volovici, « Le paradis perdu. Correspondance familiale », Cahiers Benjamin Fondane, Jérusalem, n. 2, 1998, p. 6.
[12] L. Volovici, ibidem. Il s’agit du poète A. Steuerman-Rodion.
[13] Publié dans Manuscriptum, VI, 1976, p. 89. B. Fondane, « Journal », traduit par M. Braester, Europe, Benjamin Fondane, n. 827, 1988, p. 38.
[14] B. Fondane, Le Mal des fantômes, Lagrasse, Éd. Verdier/poche, 2006. Toutes les citations fondaniennes seront directement suivies de la page.
[15] M. Eminescu, Poezii, Bucureşti, Ed. Minerva, 1975. Toutes les citations d’Eminescu seront directement suivies de la page.
[16] B. Fondane, « Prière d’une essence », Non lieu, Benjamin Fondane, Paris, 1978, p. 120-121.
[17] A.-R. Delbart, « Benjamin Fondane ou la conscience morcelée », dans M. Jutrin (ed.), Rencontres autour de Benjamin Fondane poète et philosophe, Langres, Éd. Parole et Silence, 2002, p. 139-148.
[18] A propos de l’un des mythes conducteurs de la poésie fondanienne, C. Gruson remarque que « Dans L’Odyssée, Calypso propose à Ulysse l’immortalité en échange de la sédentarité définitive auprès d’elle. L’immortalité, c’est l’oubli, c’est le définitivement identique. Ulysse refuse ce troc par fidélité à l’humain, c’est-à-dire à la vieillesse, à la faiblesse, à l’usure » (« Poésie et mémoire dans Ulysse », Cahiers Benjamin Fondane, Jérusalem, n. 11, 2008, p. 139).
[19] Le féminin d’« issue » se réfère à l’essence.
[20] Sur la soif inapaisée, consulter C. Gruson, art. cit., p. 133-134.
[21] P. Creţia, Testamentul unui eminescolog, Bucureşti, Humanitas, 1998.
[22] Cité par L. Volovici, op. cit., p. 5.
[23] A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Édition du Seuil, 1979, p. 20.
[28] M. Jutrin, « Repères chronologiques », Europe, Benjamin Fondane, n. 827, 1998, p. 177.
[29] G. Bachelard, Fragments d’une poétique du feu, Paris, P.U.F., 1988 p. 86.
[30] P. Celan, « Le Méridien », dans Strette, Traduction d’A. du Bouchet, Paris, Mercure de France, 1971, p. 190.