SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Fondane homme de théâtre - Au temps du poème N° 20

Sur le spectateur

B. Fundoianu

C’est le problème du spectateur qui est la clé de voûte du théâtre contemporain. Le théâtre s’adapte au spectateur et doit lui ressembler en tous points.
Le vrai spectateur ne reçoit pas le théâtre comme un narcotique ; il ne remplace pas la civilisation, le bistrot, par le théâtre. Il ne croit pas à la réalité empirique des événements de la pièce. Le spectateur pur ne sera pas emporté par le sujet : il devra être toujours maître de lui, être conscient qu’il assiste à une fiction – à une représentation artistique. Il ne s’identifiera pas à l’action en son entier : le meilleur spectateur au sens commun. La vie toute simple sur la scène émeut ce spectateur-là : un cheval mort sur la route, un enterrement, un crime, une scène d’amour bien adaptée nous touchent tous les jours et la même émotion sur scène est un stratagème, une tromperie. L’art doit provoquer l’émotion par ses propres moyens. C’est l’image, le vers ou l’idée qui doit nous entraîner – pas la réalité en sa qualité de réalité. Mais le spectateur ne veut pas – ou ne peut vouloir l’art –, il veut l’ivresse.
C’est pour le suivre que l’art théâtral (et l’art romanesque, mais dans une moindre mesure) dévie et se déforme. Signalons que l’immense perturbation suscitée par l’acteur s’ajoute à celle du spectateur. L’acteur se complaît dans la réalité brute. La vie lui fournit d’emblée la diversité des types qu’il incarne.
C’est pourquoi la seule pièce qu’il aime dans le tragique est le mélodrame et, dans le comique, la farce.
Mais l’acteur n’est pas plus mauvais pas pour autant. La réalité est plus succulente dans les expressions, et l’acteur chasse l’expression. Ce complot du spectateur et de l’acteur a contraint le théâtre à décider soit de vivre avec le spectateur, soit (anomalie) de quitter le spectacle. Ibsen est à moitié parti, Maeterlinck, plus encore, et le reste (Le Roi Candaule, La Dame à la Faulx, Faust, Manfred [1] irrévocablement parti.
Le spectateur ordinaire considère l’art comme une autre forme de la vie, comme une représentation immédiate de la vie – en plus synthétique cependant. « L’insurrection de la réalité dans l’art (du naturalisme) n’est que l’insurrection du spectateur dans l’art. » C’est le contrat entre l’artiste et le spectateur – un exemple, entre autres, de la démocratie qui pousse l’artiste à suivre le second sur son penchant sentimental, en l’accentuant, si possible et le spectateur à lapider quiconque osera autre chose. C’est à peu près la poétique de Romain Rolland. D’où ce nouveau critère en art : la recette. La révolte contre le spectateur : voilà le symbolisme. Et voilà pourquoi il ne peut toucher les masses. Le spectateur est très rancunier. L’art, le bon, se déroule sans lecteurs, s’il s’agit de littérature, sans spectateurs, s’il s’agit de théâtre. L’antiquité offrait au livre peu de lecteurs. La librairie existait à peine. Leur influence sur l’œuvre était à peu près nulle. D’ailleurs, l’idée même de lecteurs dénature le sens de l’œuvre. Le livre devrait avoir un lecteur unique.
Les différents événements de la vie, lorsque le tragique habite l’événement – non les caractères –, impressionnent le commun. Le cinématographe a pris l’habitude de livrer au public des copies d’après nature, d’après toutes les catastrophes ou les événements de quelque ampleur. Nous arriverons au théâtre à la représentation des conflits plus importants qu’on lit dans le journal. Quelqu’un affirmait qu’on ne pouvait aller au-delà de trente-six conflits dramatiques. Mais les sujets dramatiques n’ont pas de fin. L’artiste n’en a cure. Son interprétation n’en souffrira pas : au contraire. Novelli n’a-t-il pas fait une création dans Papa Lebonard de Picard[2], de même que Coquelin[3] dans le Cyrano de Rostand ? La célèbre Champmeslé[4] a connu la gloire avec Racine. Novelli, avec La Mort civile[5]. Pour le spectateur, ce genre de spectacle est infiniment plus agréable. Il va trouver l’émotion d’aujourd’hui plus entière, c’est-à-dire plus pure de ce qui peut rester de littérature. On peut écourter le théâtre jusqu’au film. L’anecdote suffit. Et pour les dialogues (le monologue étant tout à fait inutile), on va chercher un librettiste, mal payé, comme celui de l’opérette qui va improviser ce qui est nécessaire dans la langue parlée.
Le spectateur d’aujourd’hui, au théâtre, est toujours du côté de la vertu. Il est quasi prêt à sauter sur scène, lorsque le conflit éclate. Il voudrait prendre parti, prévenir le héros qu’il va être assassiné, dénoncer le criminel prêt à tuer. Il vit au théâtre toute sa vie morale.
Plutarque raconte, dans Dits notables des Lacédémoniens, qu’un vieil homme voulut un jour entrer à un spectacle à Athènes. Les jeunes Athéniens se moquèrent de lui. Alors, les ambassadeurs de Sparte le firent venir parmi eux et lui donnèrent une place : les Athéniens applaudirent. Alors le vieil homme dit : « Les Athéniens savent ce qu’est le savoir-vivre, mais les Lacédémoniens le pratiquent. » Non, vieil Athénien, la phrase doit être tournée autrement : les Lacédémoniens savent ce qu’est le savoir-vivre tandis que les Athéniens savent ce qu’est le spectacle.
Tacite – cité par Rousseau dans sa « Lettre sur les spectacles »[6] à D’Alembert – nous offrira, sans le savoir, un autre type de spectateur pur. Valerius Asiaticus, calomnié par Messaline, qui voulait l’assassiner, se défendit si bien devant l’empereur que Messaline elle-même se mit à pleurer. Elle se retira dans une pièce voisine pour se calmer, après quoi elle demanda en sanglotant à Vitellius de tuer Asiaticus.
Mais où donc trouverons-nous ce spectateur pur – qui sait mettre, entre la vie et l’émotion de l’art, une barrière impossible à briser ?
Le spectateur pur n’existe pas. Il est toujours un artiste – ou l’artiste. La métaphore, le vers, le [7] imasque, le symbole l’entraîneront. Il détestera le sentimental et se détachera du spectacle chaque fois qu’il sentira que les pleurs qui lui montent dans la gorge viennent d’une réalité autre que celle de l’art. Il aura sans cesse à l’esprit qu’il assiste à un spectacle.
Ce spectateur, devant l’autre spectacle – celui de la vie, se nommera : le sceptique.

Rampa, 27 juillet 1921, p. 1

Traduit du roumain et annoté par Odile Serre


[1] Le Roi Candaule, drame en trois actes d’André Gide, créé le 9 mai 1901 au Théâtre de l’Œuvre à Paris ; La Dame à la Faulx, tragédie en cinq actes et dix tableaux de Saint-Pol-Roux, publiée en 1899 à la Société du Mercure de France ; Manfred, drame en vers de Lord Byron, publié en 1817.

[2] Il s’agit, en fait, du Père Lebonnard (1889) du dramaturge Jean Aicard.

[3] Benoît Constant Coquelin, dit Coquelin aîné (1841-1909), grande figure de la Comédie-Française, a créé le rôle de Cyrano de Bergerac.

[4] Marie Desmares, dite Mlle de Champmeslé ou la Champmeslé (1642-1698), actrice et tragédienne du XVIIe siècle.

[5] La Mort civile, de Giacommetti.

[6] Tacite n’est pas cité par Rousseau dans sa « Lettre sur les spectacles » ; en revanche, l’anecdote de Plutarque y figure.