SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

L'Art en question N° 23

Sylvie Germain et Benjamin Fondane

Agnès Lhermitte

« Le vent de l’imagination,
nourri par le réel, l’actualité et l’Histoire,
n’en finit pas de tourner »
Sylvie Germain [1]

Romancière et essayiste française, Sylvie Germain est l’auteure d’une œuvre prolifique et humainement profonde, souvent récompensée. Nourrie par la poésie de Rilke et de Celan, par la pensée de Blanchot, Simone Weil et Levinas, dont elle fut l’étudiante, elle a soutenu en 1981 une thèse intitulée : Perspectives sur le visage : transgression, dé-création, trans-figuration, qui contient en germe les thèmes qu’elle développera dans ses livres. Ses romans sont hantés par les horreurs de l’Histoire du XXe siècle, en particulier par la Shoah, très présente comme figure du mal ; on y compte de nombreux personnages de Juifs persécutés et traumatisés, ainsi que des figures d’origine biblique (comme Job, ou Tobie dans Tobie des marais, 1998). En effet, Sylvie Germain l’agnostique en revient inlassablement, en particulier dans ses essais, au questionnement du Dieu silencieux dans les écrits bibliques, dont elle a une bonne connaissance à la fois dans la tradition chrétienne (en privilégiant l’approche des mystiques espagnols et rhéno-flamands) et dans la tradition juive. Ainsi Le Puits de l’exil du Rabbi Loew hante son roman Éclats de sel (1996) tandis qu’elle a consacré en 1999 un ouvrage biographique à Etty Hillesum. Par ailleurs sa vie et son œuvre sont tournées vers les pays d’Europe de l’est et leur vie culturelle : elle a vécu des années à Prague, son mari est polonais, et elle s’est rendue plusieurs fois à Jassy, « lieu d’une atroce tragédie, d’une tuerie en masse de la communauté juive en juin 1941 ». 

Son dernier roman, Le Vent reprend ses tours (Albin Michel, 2019), se déroule à Paris mais il nous oriente vers la Roumanie. Le titre, emprunté à L’Ecclésiaste, 1, 6, est repris plus longuement dans l’exergue : « Allant vers le sud, tournant vers le nord, tournant, tournant, va le vent, et le vent reprend ses tours ». Le héros qui est au premier plan du livre, Nathan, est un homme éteint qui mène une vie morne et machinale. Il est contacté un jour, car on a retrouvé noyé un homme qu’il avait connu dans sa jeunesse et qui avait disparu. Gavril (forme populaire de Gabriel) était un saltimbanque d’origine roumaine en exil à Paris, qui débitait dans les rues les vers de nombreux poètes, les décomposait et les associait dans des jeux verbaux qui rappellent Gherasim Luca. Cette incarnation vivante de la poésie avait alors éveillé et libéré le jeune adolescent Nathan, qui du reste ne savait quasiment rien sur cet homme mystérieux. Questionné un jour par l’enfant sur le nom d’Auschwitz, Gavril avait seulement répondu : « C’est un des noms de l’impardonnable, et de l’inconsolable ». Or ce personnage est non plus un juif, cette fois, mais un Rom (par sa mère), un tzigane de l’est du groupe Boyash, persécuté par les nazis – puis par le régime communiste. En effet, Sylvie Germain pense surtout ici à la « tragédie des Tziganes pendant la seconde guerre mondiale, [qui lui] semble trop laissée sous silence ». C’est ce que va découvrir peu à peu Nathan, parti en quête de l’histoire de son mentor d’autrefois.
Au chapitre V, Nathan déambule dans Paris pour tuer le temps de la recherche. Comme le lui avait appris Gavril, qui lisait la ville comme un livre, il est attentif aux plaques apposées sur les maisons, mementos à la gloire des personnalités ayant vécu là, ou stigmates de leur malheur. Ses pas le mènent dans le Quartier latin qu’aimait Gavril, et plus particulièrement dans la rue Rollin, très précisément décrite par la romancière qui nous fait suivre pas à pas l’itinéraire urbain et intérieur du héros. Se remémorant le premier nom de la rue, « Rue des Morfondus », Nathan envisage l’idée de la renommer du nom de Gavril. Il s’arrête ensuite « au numéro 2 où vécut Blaise Pascal », et se souvient de la conversation qu’il avait eue naguère au sujet du fameux pari pascalien avec Gavril qui, pour sa part, refusant l’alternative pile ou face, préfèrait laisser la pièce sur la tranche et miser sur le mouvement qui lui semblait « le mieux adapté au chaos infini dans lequel nous sommes embarqués. La pièce qui roule reste debout, aussi penchée et chancelante soit-elle. Elle danse ! » Un autre memento, au numéro 14, rappelle la présence de Descartes : néanmoins Nathan ne pense pas au rationaliste mais à l’exilé, « un pied dans un pays et l’autre en un autre », et qui s’en trouve heureux parce que libre. « La liberté, non pas dans le déracinement, mais dans le non-enracinement. Dans le mouvement, le déplacement. La danse de la pensée dans les mystères du monde, les chaos de l’Histoire, sa contre-danse face à Dieu, au néant. » Le lecteur fondanien se doute bien que le parcours de la rue Rollin, une fois présentées les deux figures tutélaires du voisinage (d’ailleurs dûment orientées vers des thématiques fondaniennes), s’achèvera au numéro 6. Voici, en effet, la suite du chapitre :

Alors qu’il revient sur ses pas, Nathan aperçoit une inscription qu’il n’avait pas remarquée tout à l’heure, et qui n’existait pas autrefois. Une plaque blanc-gris tenue par quatre clous dorés contre un mur au crépi crème à la hauteur du numéro 6 ; là où le chat s’était roulé sur le dos, tout près de la chevelure de fée saxifrage. Elle surplombe une petite ouverture protégée par deux barreaux en fer, semblable à un fenestron de cellule pénitentiaire. Le nom du poète et philosophe ayant habité dans cette maison du 15 avril 1932 au 7 mars 1944 lui est inconnu. Benjamin Fondane. Né à Jassy en 1898, mort à Auschwitz en 1944. Les noms de ces lieux, en revanche, lui disent beaucoup à présent. Cette plaque est plus qu’un memento, dans le langage de Gavril, c’est un stigmate. Il a beau fouiller dans sa mémoire, ce nom décidément ne lui dit rien, et il s’étonne que Gavril ne lui ait jamais parlé de ce poète, pourtant originaire comme lui de Roumanie, et comme lui exilé. Il lit les quelques vers gravés sur la plaque :

Il lit, il relit ces vers, comme s’ils s’effaçaient à mesure de sa lecture, ou qu’il peinait à les comprendre. Peut-être est-ce le mot innocent qui l’entrave, il bute contre lui à chaque reprise ; ce mot lui fait l’effet d’un bris de verre qu’il aurait dans la bouche et qui lui blesserait la langue, grincerait contre ses dents chaque fois qu’il doit le prononcer, même muettement. Cet homme était innocent, il fut assassiné avec des millions d’autres innocents. Lui a perdu depuis longtemps la légèreté, la liberté de l’innocence, et il est toujours là, en vie. Il n’en garde pas moins un visage d’homme ; mais est-ce tout simplement ? Il regarde sa montre, il se hâte vers le métro. […]

Cette découverte a une suite qui inscrit Fondane dans le roman dont ce chapitre V, apparemment digressif et marginal, pourrait bien être la clé de lecture, comme la citation de Fondane en est la morale. Ainsi, au cours de l’entretien avec l’assistante sociale qui lui raconte les derniers jours du vieil homme, Nathan, troublé, va murmurer des vers de Fondane entremêlés à des vers d’Apollinaire. Si l’on ajoute que Nathan a découvert Celan, que Gavril était un fervent lecteur de la Bible ainsi que des poètes allemands (Goethe, Novalis, Heine) et français (Rimbaud, Apollinaire surtout), la proximité de l’univers romanesque édifié dans Le Vent reprend ses tours avec la sphère fondanienne s’affirme progressivement, même si Sylvie Germain affirme ne connaître vraiment des écrits de Fondane que ce texte emblématique qu’est la Préface en prose. Toujours est-il que la place auctoriale de Benjamin Fondane est plus que justifiée dans un livre dont le second exergue, emprunté à Héraclite, proclame cette intention :

« Se dresser contre ce qui est là et se faire les gardiens vigilants des vivants et des morts ».

[1] Courriel du 3 juillet 2019. Cette référence vaut pour les citations suivantes.