Fondane homme de théâtre - Au temps du poème N° 20
Un grain de souvenir
Claude-Emile RosenCe qui avait frappé mes yeux d’enfant de 15 ans en pénétrant dans le petit appartement de Fondane, c’était un mur derrière le lit étroit couvert d’une courtepointe aux dessins géométriques, entièrement tapissé par la collection complète du Mercure de France. En face du lit, une table en bois blanc soutenait des piles de livres. Epinglé sur le mur, un dessin à la plume, le portrait de Fondane exécuté par un des peintres de son entourage, portait en exergue le célèbre vers de Mallarmé : « La chair est triste ? hélas,/et j’ai lu tous les livres ! » Ce portrait, maintenant que j’en parle, je me rends compte qu’il m’est resté indélébilement gravé dans la mémoire. Dans sa concision, il me le rend tel qu’il était, tel qu'il me sera donné de le voir désormais, avec sa mèche indolente sur le front, le sourire aigu, ironiquement amusé sous le nez traçant un signe d’exclamation sur le visage interrogateur, et les yeux clairs comme deux dragées de noce[1]. […]
On faisait une grande consommation de café, certains fumaient comme des marmites à Papin ébréchées en lisant jusqu’à une heure avancée de la nuit. La Nouvelle Revue française et le Mercure de France passaient de mains en mains et c’est du coin de mon tabouret que j’ai entendu prononcer pour la première fois les noms de Gide, de Claudel, de Francis Jammes, de Jules Romains, de Valéry et de Proust. J’ai lu Les Nourritures terrestres avant Flaubert, j’ai découvert les « Trois Odes » de Claudel avant celles de Victor Hugo, Les Fleurs du mal n’avaient pas de secret pour moi .
Agréé pour jouer dans le premier spectacle, je fus adopté par le cercle unanime. Fondane avait baptisé le groupe, l’Île – ou si l’on veut, l’Îlot. En effet, nous nous trouvions au milieu d’un océan de malveillance qui ne manquerait pas de manifester son hostilité. Nous étions aussi un îlot du fait de l’endroit que nous occupions, le groupe étant hébergé dans un splendide hôtel particulier de Bucarest par une de ces dames de la haute qui aiment braver les convenances. Imperceptiblement la ruche se peuplait et toute une partie de la nouvelle poésie s’y trouva chez elle. Âme de ce vivant essaim, Fondane se dépensait, voltigeant partout, dirigeant sans jamais pontifier et les répétitions s’engrenaient avec les séances de travail, car pour la première fois on découvrait des acteurs faisant œuvre de menuisiers, d’électriciens ou de tapissiers. Plus tard, lorsque j’ai connu intimement Jouvet, j’ai appris que l’idée venait de lui, qu’il avait toujours pratiqué cette discipline polyvalente et d'ailleurs, comme on le sait, il est justement mort à la tâche. […]
La nuit, quand on avait fini de gratter, l’activité se relâchant, les nerfs détendus, il s'informait si j’avais fini mes devoirs pour le lendemain. Je n’y avais même pas pensé. Et alors, sur la scène, à l’atelier, autour d’une cafetière, je le revois, lui qui se sentait quelque peu responsable, appeler les autres fidèles à la rescousse : Ilarie Voronca, Claude Sernet, Alexandre Philippide, Vladimir Stroinu ou Serban Cioculescu, Ion Vinea, Marcel Janco et d’innombrables autres, tous grands poètes, écrivains renommés ou journalistes comme Brunea.[…]
Ainsi le choc créé par Fondane s’élargissait en ondes de plus en plus larges. Mais pour toucher les sphères supérieures, emboutir leurs convictions cartésiennes et déboulonner leur morgue souveraine, il fallait une secousse morale. Elle se produisit le soir de la première représentation. Le spectacle s’ouvrait sur un drame poétique imprégné du symbolisme de Maeterlinck : La Mort de Tintagiles. Un tantinet ésotérique, métaphysique à souhait, la pièce était enchâssée dans un cadre d’une simplicité que j’ai retrouvée des années plus tard chez Pitoeff. Entre les toiles de jute qui renforçaient la grisaille de l’ambiance, le mobilier suggérait sa présence par des épures en lignes blanches ; la scène était un lavis au milieu duquel les comédiens vivaient le texte. La modestie de la présentation fut attribuée par l’assistance à la pauvreté des moyens. La seconde partie du spectacle, le vrai morceau de résistance, comportait une pièce en un acte de Molière : Le Médecin volant. Mais la couleur des costumes, les masques, la vivacité et la spontanéité du jeu accompagné d'improvisations fulgurantes (méticuleusement mises au point) fondées sur une étude de la commedia dell ‘Arte, gymnastiquement et chorégraphiquement réalisées (rencontrées par la suite chez Strehler, - celui du Valet des deux maîtres), surprirent par le dessin logarithmique de l'interprétation. On ne s'y attendait pas ; cela dépassait l’entendement. Ce fut un grand succès. Les sociétaires des théâtres nationaux nous rendirent visite ; ils voulaient savoir comment « on avait fait ». Les salons de l’immeuble se remplirent de monde. L’avenir devint pour nous presqu'une monnaie d'échange. […]
Fondane ne s’appelait pas Fondane. Pour les intimes, dans les limites du territoire de l'île, il portait un surnom débordant de tendresse, un sobriquet aux résonances affectueuses, caressantes, velouteuses : pour nous il était Miéluchon (« petit agneau ») ! Sa sœur Line nous l’avait appris ; mais aussi bien le beau-frère, Armand Pascal son assistant, ses amis et amies, tous ceux qui nous soutenaient de leur présence, de leur aide et de leur sympathie l’enveloppaient de ce chaud manteau de syllabes homophones. Miéluchon était le fil de soie qui nous enveloppait dans un seul et unique cocon.
Jamais je n’ai entendu Miéluchon parler de sa poésie. Je la connaissais, comme celles des autres habitués qui commençaient aussi à publier et à s’imposer aux très nombreux amateurs, puisque dans les pays de l’Est européen, la poésie reste proche de la terre. Mais je tiens à m’attaquer ici à un problème décrété tabou : l’apport des Juifs originaires de Moldavie à la littérature de notre temps.
On introduit la sonde psychanalytique jusqu’au trognon des œuvres, mais on se garde considérer cette poche saignante, et de la crever une fois pour toutes. Ces poètes juifs, tout libres penseurs qu’ils se réclamaient, portaient en eux comme une tare la vieille tradition des écoles hassidiques. Ils étaient poètes parce qu'ils ne pouvaient plus être rabbi. Cette affirmation fera bondir certains. Mais si je supposais cela de Marc Chagall, qui me contredirait ? Ils refoulaient au fond de leurs tripes cette honteuse provenance qui rejaillissait maquillée en lyrisme messianique. Leur amour effréné de la « lettre », leur application tatillonne des mots, leur passion irrépressible des textes, leur goût sensuel de la subtilité ne dénoncent-ils pas cette veine souterraine charriant la lourde hérédité des éternels étudiants, celle des élus, voués aux cantiques, à la lecture et aux recherches ininterrompues des nuances, de la Sainte Nuance cachée dans les cinq livres du Pentateuque et de la Kabbale ? Ecoutez d'une oreille attentive la cadence de certains poèmes pour être transportés dans une des ces écoles murmurantes, au milieu de cette fiévreuse récitation, de ce chant choral déchirant qui regagne dans un élan mystique les arcanes du monde secret, pour se répandre dans une communion universelle à la poursuite de l’absolu. Contraste déroutant, cette inquiétude inspirée se marie, sous les auspices d'un cérémonial joyeux, avec le sentiment apaisant d’une atmosphère champêtre. Les animaux domestiques, les gloussements des poules, la tranquillité chaude et tendre des vaches, s’introduisent dans le noyau même de l'anxiété impatiente ; les insectes vibrants, les odeurs des fleurs et des bouses plaquées sur les sentiers solitaires, remplissent les esprits d'une senteur immatérielle.
L’écolier studieux habité par le golem du savoir, libéré de sa turne étriquée, rallie sans transition l’immense lande toujours recommencée. Il boit le paysage par les yeux, par les oreilles, par le nez et se pâme. Là se situe l'essence, la pierre de touche de la poésie fondanienne. Et c'est la Moldavie qui le lui a fourni. Elle surprend par la diversité de ses régions se succédant, des plus hautes montagnes jusqu'à la campagne la plus plate, la steppe marquée par la grosse entaille du Pruth. Faut-il alors s’étonner qu’une partie de l’œuvre poétique de Fondane renferme les tonalités des chants agrestes de Francis Jammes ?
Nous nous sommes souvent revus à Paris. J’étais toujours le bienvenu. Mais il s’était installé une gêne, une fêlure, dans nos relations restées empreintes de confiance, d’attachement et de familiarité. Point de dépit ; point de blessure. Mais comme une minime dépression dans nos manières de vivre qui nous éloignaient et nous séparaient irrémédiablement. Je n’étais plus l’enfant précoce grisé de vivre, buvant sec le nectar concentré de la poésie. J’étais devenu ce qu’il y a de pire au monde : un adulte.
*
Claude-Émile Rosen poursuivit à Paris une carrière de theâtre et de cinéma ; notons une apparition remarquée dans le film de Costa Gavras, Section spéciale (1985). Il écrivit également des articles sur le théâtre. Dans Au balcon de l’exil roumain à Paris (L’Harmattan, 1999), Sanda Stolojan évoque sa présence lors d’un colloque consacré à Fondane au Centre Georges Pompidou, où il lut des poèmes de Fondane.
Ce témoignage, publié pour la première fois dans la revue Non Lieu en 1978, est reproduit ici dans une version abrégée. La mémoire de Rosen ne semble pas fiable, car il mentionne un seul spectacle, alors qu’il y en eut plusieurs.Selon un article de Jean Cazaban ( Teatrul Azi, 2003), la troupe aurait monté deux spectacles. Le 26 décembre 1922, La Légende des filandres de Iosif et Anghel, précédé par un prologue, Cometa, pastiche d’après Rostand par Anghel, dont on trouve des comptes rendus dans le deuxième programme de Insula.
Le compte rendu de Kiritsescu, publié dans ce cahier, mentionne la première, le 31 mars 1923, d’un spectacle comprenant Devant les portes d’or et Le Médecin volant. Selon Jean Cazaban, on aurait répété, sans arriver à la première, Les Fourberies de Scapin, avec Armand Pascal dans le rôle de Scapin. Des fragments auraient peut-être été représentés lors d’une lecture de textes de Molière. Claude-Emile Rosen est le seul a mentionné La Mort de Tintagiles,dont le titre figure toutefois parmi les pièces du répertoire de Insula.
[1] Probablement un portrait exécuté par I. Ross, mais nous ne pouvons l’identifier avec certitude.